Youmna Ovazza (Ipsos) : "C'est l'offre qui doit s'adapter, pas les seniors"
Tout à la fois directrice France d'Ipsos Stategy3, les équipes de conseils en stratégie du sondeur, et directrice RSE d'Ipsos France, Youmna Ovazza nous détaille, chiffres à l'appui, la place prise par la "silver économie", celle des "seniors", et comment les marques doivent s'adapter face à ce marché.

Quel est le poids de la silver économie actuellement en France ?
Youmna Ovazza : Les chiffres dont on dispose dépendent beaucoup des critères retenus. On n'a pas forcément cherché à quantifier la "silver économie" en tant que telle, car c'est difficile à isoler. On regarde plutôt la part de la population concernée, ses revenus et ses comportements de consommation, ce qui permet d'extrapoler certaines tendances. En France, on constate un vieillissement général. En France, sans même inclure les 75 ans et plus, on compte aujourd'hui plus de 16 millions de personnes entre 55 et 75 ans, soit près d'un quart de la population, un poids équivalent à celui des milléniaux.
Et pour ces tranches d'âge en plus de cette forte représentation, on observe un pouvoir d'achat important. D'après nos chiffres de 2021, les niveaux de vie moyens les plus élevés se situent entre 50 et 64 ans, et entre 65 et 74 ans. Les retraités actuels ont encore un niveau de vie équivalent à celui des actifs de 30 à 39 ans et de 40 à 49 ans, avec un taux de pauvreté plus faible que la moyenne nationale, et inférieur à celui observé dans d'autres pays. Ce mélange entre volume et revenu fait de cette population un moteur de consommation. Cela dit, la définition de la silver économie reste large. Elle ne concerne plus seulement les personnes âgées dépendantes. À partir de 55 ans, les besoins évoluent (santé, logement, mobilité, loisirs) sans que l'on soit encore "senior" au sens classique. Tout dépend de l'âge auquel on considère qu'une personne entre dans cette catégorie, ce qui influence les produits et les services concernés.
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Quels sont, les principaux enjeux socio-économiques de ce marché aujourd'hui ?
Y. O. : On distingue trois grandes tranches d'âge, avec des enjeux et des besoins différents. Entre 55 et 65 ans, ce sont des personnes encore actives, mais qui commencent à rencontrer des soucis de santé. Elles se retrouvent souvent "compressées", devant soutenir à la fois leurs enfants et leurs parents devenus dépendants. Beaucoup deviennent alors des "salariés aidants", avec des enjeux au sein même des entreprises (aménagement du temps...). Il y a donc un besoin de services adaptés pour les aider dans leur quotidien. Entre 65 et 75 ans, c'est souvent une période plus stable. L'espérance de vie en bonne santé a progressé, et cette tranche conserve généralement un bon niveau de revenu. Ils ne sont plus en charge de leurs enfants et ne s'occupent de leurs petits-enfants qu'occasionnellement. C'est parfois une seconde jeunesse : activités sportives, voyages, vie associative. Il faut alors adapter les produits et services à leurs envies et à leurs besoins (alimentation fonctionnelle, services à domicile...). Au-delà de 75 ans, les problématiques de santé deviennent plus présentes, et l'autonomie décline. Le modèle dominant n'est plus celui des maisons de retraite, mais du maintien à domicile. Cela implique un écosystème élargi, avec soins à domicile, aménagement des logements, ou résidences avec services partagés.
Comment les entreprises peuvent-elles mieux intégrer les attentes spécifiques des seniors dans leurs offres sans tomber dans des stéréotypes ou une approche trop segmentée ?
Y. O. : Il ne suffit pas d'étiqueter son yaourt "pour seniors" pour qu'il réponde à leurs besoins. L'enjeu est de considérer les seniors comme des consommateurs à part entière, avec des motivations et des freins spécifiques... Pas uniquement liés à leur âge. Par exemple, dans l'alimentation, certaines marques ont conçu des produits adaptés (plus riches en protéines ou en calcium), en jouant sur des codes visuels comme des couleurs plus sobres, sans jamais afficher "senior". La lisibilité est aussi cruciale : une police miniature, ça ne marche pas, alors qu'un emballage plus clair améliore l'expérience sans stigmatiser. À noter que toutes ces catégories se perçoivent avec dix ans de moins.
Cela vaut dans tous les secteurs : le design, les services, les fonctionnalités doivent répondre aux usages concrets. Dans l'électroménager, cela peut être une réparation plus rapide ; dans l'habillement, davantage de confort sans négliger l'apparence. Ce n'est pas parce qu'on vieillit qu'on cesse de vouloir être élégant, mais le besoin de confort prend plus de place. Finalement, il s'agit de proposer des produits pensés pour eux, sans les enfermer dans une catégorie. C'est l'offre et le marketing qui doit s'adapter, pas les consommateurs qui doivent accepter un étiquetage réducteur.
Quelles évolutions majeures observez-vous dans la consommation des plus de 60 ans ces dernières années, notamment en ligne ?
Y. O. : Alors, j'ai quelques chiffres. Contrairement aux idées reçues, les taux d'usage d'internet sont très élevés chez les 60-70 ans. En 2022, 96 % des 60-70 ans déclaraient utiliser internet tous les jours. 81 % avaient déjà effectué des achats en ligne, et 30 % utilisaient internet pour réserver des voyages. Les réseaux sociaux suivent la même tendance : Facebook reste largement plébiscité, avec un taux de publication important dans cette tranche d'âge. Bien sûr, ces chiffres chutent après 75 ans, et encore davantage après 85 ans. On observe une vraie bascule autour de ces âges-là. Mais aujourd'hui, à 70 ans, 76 % utilisent encore internet. Ce n'est donc plus tellement un frein. En revanche, ce qui peut poser problème, c'est quand le numérique devient un passage obligé, notamment pour des démarches administratives. Le besoin de maintenir un contact humain reste fort. Pouvoir parler à un conseiller, éviter les interfaces automatisées trop complexes, ça peut vraiment faire la différence.
Une autre évolution, c'est leur rapport à la consommation responsable. Ce sont souvent les plus de 60 ans qui adoptent les comportements les plus vertueux : consommation locale, bio, produits de saison, circuits courts, moins de produits transformés... Ils cuisinent davantage, achètent plus de made in France, et sont souvent très engagés dans des réseaux associatifs. Ils n'en parlent pas toujours, mais leurs choix sont souvent plus alignés avec les principes du développement durable. Finalement, ils composent une génération très présente en ligne, très consciente de son impact... Sans pour autant le clamer haut et fort.
Pour les marques, en quoi les seniors représentent-ils une opportunité économique, et quels sont les freins qui limitent encore leur intégration ?
Y. O. : Les plus de 60 ans ont du pouvoir d'achat, des besoins spécifiques, et parfois aussi un entourage (enfants, proches aidants) qui influence leurs choix. Mais au-delà de l'opportunité, il y a aussi une forme de responsabilité. Les marques peuvent éviter que certaines populations ne soient exclues des services ou des innovations, notamment à cause de l'isolement ou de la fracture numérique (qui certes diminue, mais reste réelle à partir d'un certain âge). Cela dit, pour qu'une démarche soit vraiment efficace, elle doit être cohérente avec l'activité de l'entreprise. Si vous êtes dans l'assurance, l'habillement ou les services à la personne, vous n'allez pas répondre aux mêmes besoins. C'est là qu'une vraie démarche RSE peut prendre sens si elle s'inscrit naturellement dans le coeur de métier. Offrir des services plus accessibles, créer des partenariats utiles ou soutenir des causes proches de ses clients, c'est à la fois pertinent socialement et stratégique économiquement.
Un bon exemple dans un autre domaine : Renault a mis en place une offre de mobilité solidaire pour des demandeurs d'emploi (NDLR : CareMakers). C'est à la fois utile socialement et cohérent avec leur métier. Ce genre d'initiatives fonctionne parce qu'elles sont autant alignées avec le business et les valeurs. Enfin, pour vraiment bien faire, il faut aussi intégrer les publics concernés dès la conception. On parle souvent de "coconstruction", parfois à tort, mais au fond c'est du bon sens : consulter, tester, ajuster, dès les premières étapes, pour créer des produits qui correspondent vraiment aux attentes.
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