Maud Sarda : " Remettre la responsabilité uniquement sur le consommateur n'est pas raisonnable"
Label Emmaüs est une coopérative engagée dans le réemploi et l'insertion. Il s'agit de la plateforme d'e-commerce de la seconde chance. Avec 500 000 sessions par mois et 60 salariés, Label Emmaüs a prouvé qu'un e-commerce responsable est possible. Mais face aux nouveaux concurrents et à une législation qui peine à se mettre en place, Maud Sarda, Directrice Générale de Label Emmaüs, ne décolère pas.

Comment se porte le Label Emmaüs ?
Cela n'a jamais été aussi difficile. Les choses ont commencé à se durcir durant l'année 2024, mais nous savons que le marché est de plus en plus difficile depuis un ou deux ans. L'été dernier, nous avons commencé à être plutôt dans le négatif, ce qui n'était jamais arrivé auparavant. L'e-commerce souffre globalement, et concernant la seconde main, nous nous retrouvons coincés entre des acteurs comme Vinted et des plateformes de particuliers à particuliers, qui ne connaissent pas les charges d'une entreprise. Notre visibilité est donc réduite alors même qu'en termes de taux de conversion, nous sommes en forte progression, ce qui est un signe que les personnes trouvent ce qu'elles cherchent sur notre site. Nous connaissons une très grosse baisse d'audience par rapport aux années précédentes, car nous n'avons pas les moyens d'autres pour faire autant de publicité.
Quel est le rôle de l'inflation dans tout cela ?
En 2023, nous avons observé une baisse du panier moyen, mais celui-ci s'est stabilisé en 2024. Nous souffrons surtout d'un manque de visibilité. C'est pour cela que nous insistons pour qu'il existe une réglementation visant à réguler la publicité. Si nous prenons l'exemple des géants chinois du e-commerce, il ne s'agit pas seulement de réguler les prix, ce qui serait certes bien, mais pas suffisant. Ils trouveront toujours des moyens de baisser les prix via du parrainage ou des coupons de réduction. Il faut avant tout les empêcher de nuire par la publicité.
C'était la première fois où ils entendaient Les Amis de la Terre et le Medef tenir le même discours.
D'où l'importance pour vous de l'adoption de la loi anti-fast fashion ?
En effet, cette loi a été revue tout juste la semaine dernière, et dans la nouvelle mouture proposée par le rapporteur Sylvie Valente-Le Hir, ils ont supprimé ce qui touchait à la publicité. D'autres amendements ont été apportés par rapport au texte initial : ils revoient la définition de la fast fashion pour en exclure les plateformes multimarques, mais il est évident que Shein parviendra sans mal à se faire reconnaître comme l'une d'entre elles si nécessaire. Ils ont également supprimé ce qui touchait à l'affichage environnemental qui souhaiter installer un seuil de surproduction pouvant définir une taxe bonus-malus. Ils adoptent une formule assez floue à ce sujet, "selon les pratiques commerciales", ce qui ouvre la porte au lobbying. Ils ont aussi complètement supprimé l'article 3 relatif à la publicité pour que cela soit davantage conforme au droit européen, mais cela n'empêcherait nullement d'aménager, par exemple, la directive sur l'éco-conception.
Nous nous battons depuis deux ans pour cette loi et les résultats semblent catastrophiques.
Qu'est-ce qui freine l'entrée en vigueur de cette loi ?
Nous avons, en effet, un véritable cas d'école. Cette loi est transpartisane, tous les partis politiques étaient d'accord. Je me souviens avoir échangé avec la direction des fraudes, qui a reconnu que c'était la première fois où ils entendaient Les Amis de la Terre et le Medef tenir le même discours. C'est donc très étonnant de voir que la loi ne passe toujours pas. Je pense d'ailleurs que la première version du texte n'était pas assez aboutie pour entrer en vigueur telle quelle. Puis, il y a eu le lobbying, celui de Shein, mais aussi de certaines marques françaises qui se rapprochent de la fast fashion. De plus, nous avons connu trop de changements de gouvernement ces derniers temps. Ce sont des sujets assez techniques qu'il est difficile de suivre de façon discontinue. Le contexte géopolitique y est sûrement pour quelque chose : la crainte d'une rétorsion sur le luxe français et les spiritueux est présente, et le lobbying de certaines marques de luxe a porté ses fruits...
En quoi la mise en vigueur de cette loi est-elle si importante ?
Certains peuvent penser que nous ne prenons pas en compte le contexte économique difficile. C'est faux. Le discours des plateformes qui prétendent répondre au besoin de pouvoir d'achat des consommateurs est d'une hypocrisie totale, c'est comme dire que nous vendons de la 'merde' aux personnes en situation de précarité. Rien ne prouve que des plateformes comme Shein ou Temu soient utilisées principalement par des personnes qui n'ont pas d'autres moyens. Cela est peu convaincant. Ce ne sont pas des achats de nécessité. Chez Emmaüs, nous connaissons ces personnes en situation de précarité, et elles trouvent chez nous ce dont elles ont besoin à des prix encore plus bas que sur ces plateformes. Par ailleurs, le prix peut-il vraiment justifier de vendre des produits dangereux pour nous et la planète ? Les propos de Castaner, affirmant qu'il était dégueulasse de taxer les pauvres, sont honteux.
Le discours des plateformes qui prétendent répondre au besoin de pouvoir d'achat des consommateurs est d'une hypocrisie totale
Qu'attendez-vous demain ?
Déjà, avoir la date d'entrée en vigueur de la loi anti-fast fashion et qu'un seuil soit défini dans la loi. Il ne s'agit pas seulement de combattre l'ultra-fast fashion, mais aussi tout simplement la fast fashion. Il faut faire attention, il n'y a pas que les géants chinois, mais aussi la fast fashion comme Zara, H&M, Kiabi, etc., qu'il faut réguler. Il faut aussi qu'on s'attaque à la question de la publicité, car c'est le nerf de la guerre. Remettre la responsabilité uniquement sur le consommateur n'est pas raisonnable. C'est inconscient de croire qu'ils sont seuls responsables de leur consommation quand on voit les sommes dégagées par les plateformes pour envahir le marché. Il s'agit d'un dumping pur et simple : Shein perd 7 euros sur chaque commande. On ne peut pas laisser les consommateurs seuls face à ce phénomène. Je ne me bats pas seulement pour sauver ma plateforme, mais aussi pour notre souveraineté écologique, sociale et économique en France.
Pensez-vous qu'on peut croire en l'avènement d'un e-commerce responsable ?
Depuis plus de 8 ans, nous avons pu vérifier qu'il est possible de le faire de la manière la plus vertueuse possible. Une idée reçue est de croire que l'e-commerce serait par définition pire que le commerce physique : ce n'est pas le cas lorsqu'on mutualise les livraisons, qu'on stocke de façon intelligente et que, comme nous, 80 % des marchands avec lesquels nous travaillons n'utilisent que des récupérations. Oui, il est possible de faire un e-commerce responsable. Mais nous avons vu que peu se mobilisent en ce sens : nous avons vu les géants comme Amazon artificialiser les sols ou ne pas avoir de conditions de travail respectueuses. Cela ne nous paraît presque plus important par rapport aux géants chinois, mais il ne faut pas tout oblitérer pour ne regarder que les acteurs de l'ultra-fast fashion.
D'autres acteurs plus petits, ancrés dans le territoire, ont des initiatives de e-commerce très inspirantes, mais on ne leur donne que peu de visibilité. Le consommateur n'y a pas accès comme aux grands acteurs. Il faudrait que la radio et la télévision publique oeuvrent un peu pour donner davantage de visibilité à ces petits acteurs, en attendant, je l'espère, une légifération.
Il est possible de ramener vers l'emploi des personnes qui en étaient éloignées.
Label École a reçu le prix spécial du jury de la FEVAD. En quelques mots, quelle est cette école ?
L'école a été fondée en 2019 avec la volonté d'aller plus loin dans l'insertion. Le constat est qu'il est rare dans le milieu du e-commerce de trouver des profils qui ne soient pas Bac+5 avec un diplôme d'ingénieur ou d'école de commerce, il n'y a également que 20% de femmes. Au sein de chaque promotion, chacun crée sa propre boutique en ligne et suit des cours théoriques animés par des salariés de structures comme Showroom Privé, Blablacar ou Salesforce. Ils présentent ensuite à l'oral devant des professionnels leur projet. 90% des étudiants décrochent leur diplôme. Cela leur permet de rentrer en alternance ou, pour certains, de créer leur propre boutique. Cette année, il y a une nouveauté importante : dès septembre, nous lançons notre propre master en marketing digital à Noisy-le-Sec et à Marseille. Depuis 5 ans, nous suivons les profils que nous avons accompagnés au sein de l'école : 80% ont trouvé une sortie positive. Cela répond à notre enjeu de parité et de diversité dans le monde de la tech. Nous ne sommes qu'une petite structure, mais nous prouvons qu'il est possible de ramener vers l'emploi des personnes qui en étaient éloignées. Label École prouve que c'est possible. Si d'autres veulent faire pareil, ce serait bien...
L'impact de la fast fashion en chiffres :
* 22% des colis traités par la Poste sont liés à la fast fashion, selon Philippe Wahl, PDG de La Poste.
* Près de 300 000 emplois détruits en France dans l'industrie textile à cause de la fast fashion, selon l'ONG Les Amis de la Terre, basée sur des données de l'Insee, de l'Ademe et de la Fevad.
* 1,2 milliard de tonnes de CO2 : l'empreinte carbone de l'industrie textile, représentant environ 2% des émissions mondiales de gaz à effet de serre, selon Greenpeace.
* Si les tendances actuelles se maintiennent, l'empreinte carbone de la fast fashion pourrait atteindre 26% des émissions mondiales en 2050.
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