[Enquête] Le magasin est mort, vive le magasin!
On le disait moribond, attaqué par des pure players plus agiles. C'était mal connaître sa puissance. Le magasin est plus que jamais le lieu de croissance du commerce.
Je m'abonneDans la catégorie "International Retailer of the Year", the winner is... une vieille dame française. Les Galeries Lafayette ont reçu cette distinction de la puissante National Retail Federation, le 12 janvier 2015, à New York, lors de la 104e édition du Retail Big Show. À 131 ans, ce grand magasin est l'un des symboles du retour en grâce du commerce physique. Comment a-t-on pu envisager, un jour, que les magasins allaient céder du terrain face à l'insolence de l'e-commerce? Neuf achats sur dix s'effectuent toujours aujourd'hui dans ce bon vieux magasin. Et les projections les plus lointaines, soit à l'aube de 2018, révèlent que la part de l'e-commerce (hors alimentaire) n'excédera pas 11% des échanges (selon Forrester et la Fevad).
"Nous aimons les magasins car ce sont d'abord des lieux de vie, de choix, de nouveauté et d'échanges humains, confirme Mickaël Palvin, directeur du planning stratégique de Publicis Shopper. Le commerce ne sera jamais l'endroit de la substitution du on line par le off line, mais celui de la coexistence des solutions. La digitalisation de nos vies en général, et de l'expérience client en particulier, a, en réalité, redynamisé les flux en point de vente." Si la vie n'est (heureusement) pas une surface tactile, les magasins se sont remarquablement adaptés à notre époque hybride.
1. Même pas peur
Pas un jour sans qu'une étude, un colloque, un ouvrage, une tribune signée d'un expert éclairé ou la sortie d'un nouvel outil ne vienne confirmer que l'historique mètre carré est plus rentable qu'un clic. Les distributeurs, devenus en l'espace de trois ans des retailers (un anglicisme qui signerait leur modernité), se réjouissent de voir le panier moyen de l'e-commerce baisser pour la quatrième année consécutive (-4% en 2014, pour se fixer à 81 euros, selon la Fevad). En instituant largement le click & collect, en équipant les vendeurs de tablettes, synchronisées avec l'état des stocks du magasin, en permettant, via des applis, le geofencing ou en synchronisant leurs contenus off et on line (notamment par un référentiel produit et client unique), les retailers ont adopté l'agilité de l'e-commerce. Et leur meilleur ami pour accélérer dans cette voie est désormais le mobile. Selon SoCloz(1) (un outil de préshopping qui vérifie si le produit est présent ou non dans plus de 10000 magasins et qui propose une e-réservation), trois Français sur quatre se définissent comme des "smartshoppers". Les consommateurs utilisent les outils numériques pour conforter leur choix. Près de huit sur dix considèrent que le magasin est important dans leur parcours d'achat. Et 40% le disent "incontournable".
(1) Voir "Le smartshopper et son impact dans le parcours d'achat", sondage Viavoice pour SoCloz, septembre 2014.
2. Le mobile, cet assistant shopper
"Le mobile est une priorité pour 60% des distributeurs en 2015, explique Mickaël Palvin. 31 millions de Français détiennent un smartphone et une connexion sur quatre se fait désormais depuis ce device. On sait, en outre, que le mobile influence les achats à hauteur de 25%. Dans trois ans, ce chiffre montera à 80% (2). " Les stratégies marketing des enseignes passeront désormais par cet outil intime qu'est le smartphone. Une aubaine pour les marques, car cette délégation de pouvoir au consommateur est beaucoup moins onéreuse qu'un déploiement de bornes. Celles-ci n'ont, d'ailleurs, jamais vraiment trouvé leur place (souvent en panne, inaccessibles ou pas assez intuitives). Les investissements sur ce média d'ultra-proximité qu'est le smartphone devraient flamber en 2015.
Le temps passé à préparer ses achats explose aussi dans le parcours d'achat... Le "wait marketing" (qui vise le consommateur durant le temps qu'il passe à attendre et souvent en situation de mobilité, notamment dans les transports) est un temps béni pour les sollicitations des marques sur le mobile de leurs prospects. Mais que font exactement les consommateurs avec leur smartphone une fois dans les rayons? Ils parlent à leurs proches (32%), prennent des photos (26%) et comparent les prix entre les articles (24%), selon une étude GfK révélée en février dernier.
(2) Étude Publicis Shopper pour la septième édition du Retail Club, en février 2015, sur "Les superpouvoirs du mobile en magasin". Données Deloitte Digital, Fevad, MMA, Forrester... Disponible sur emarketing.fr.
3. Site mobile ou appli?
À côté des fonctionnalités-clés attendues par les clients (préparer sa venue en magasin, gagner du temps, recevoir des offres personnalisées et des contenus exclusifs, donner son avis ou échanger avec ses communautés), une question agite en ce moment les directions marketing des enseignes. Quelle est la plateforme la plus génératrice de business, entre un site mobile et une application? Sachant que la durée de vie des applis mobiles est de quatre semaines seulement et qu'un tiers d'entre elles n'est jamais utilisé, la question sera assez vite tranchée... D'autant qu'une application peut coûter jusqu'à dix fois plus cher qu'un site mobile. Et plus les technologies embarquées sont complexes, plus l'application sera chère. " Un site mobile génère beaucoup plus de trafic en magasin qu'une appli, précise Valérie Piotte, directrice générale de Publicis Shopper. Il convient plutôt de savoir quels services mobiles une enseigne souhaite proposer à ses clients pour définir la pertinence d'une application ou d'un site. Et la cohabitation des deux est tout à fait envisageable puisque, aujourd'hui, les technologies permettent de créer des passerelles de l'un à l'autre. L'enjeu est, au final, de garder le client captif, que ce soit sur un site ou une application. Pas de compliquer sa navigation."
4. Pas de wi-fi!
"Impossible de se connecter!" est une phrase que l'on entend très souvent dans les magasins. Les experts de la distribution évaluent aujourd'hui à environ deux tiers les lieux de vente, tous secteurs et formats confondus, qui ne seraient pas équipés du wi-fi (aucune étude ne vient confirmer cette estimation). Un frein à l'appropriation des outils numériques que développent les enseignes elles-mêmes et que réclament les smartshoppers. La raison de ce paradoxe? Un réflexe de survie des enseignes, qui bloqueraient elles-mêmes les connexions pour garder leurs clients captifs.
5. 131 ans et une appli
Localiser une marque dans le plus grand magasin d'Europe est soit un vrai plaisir, soit un cauchemar, pour les pressés-déterminés. Les Galeries Lafayette ont lancé leur appli de géolocalisation instore avec Isobar au dernier semestre 2014. Livré en 14 langues, ce radar facilite l'accès aux 3500 marques et à leur 1,5 million de références... Les clients (environ 100000 par jour) peuvent préparer leur visite, générer des itinéraires, s'orienter grâce à des plans 3D interactifs, partager leur position sur les réseaux sociaux. Dopée par une clientèle étrangère très connectée, l'ambition du grand magasin est de générer 15% de son chiffre d'affaires via les visites digitales. La présence de "greaters" (hôtes et hôtesses d'accueil) équipés de tablettes et disséminés dans tous les centres névralgiques du grand magasin (entrées et ascenseurs, notamment) confirme l'ambition du grand magasin d'offrir un parcours d'achat fluide et connecté. Le prix du Retailer International de l'Année n'est donc pas usurpé.
3 questions à... Frank Rosenthal, consultant retail: "L'innovation dans le commerce se voit dans les magasins"
Êtes-vous surpris par ce retour en grâce du point de vente?
Oui et non. Oui d'abord, parce que depuis quelques années, on en parlait moins. On distinguait trois camps. Les pessimistes, qui pensaient que l'e-commerce allait enterrer les boutiques, notamment sur le non-alimentaire. Le deuxième camp lui donnait une chance, à condition qu'il se modernise avec des outils digitaux, notamment sur la préparation des achats. Le troisième, dont je fais partie, rassemble les optimistes rationnels. D'abord, parce que malgré la crise, la consommation se maintient. Ensuite, parce que culturellement, les Français demeurent très attachés aux lieux de vente. Enfin, parce que la part de l'e-commerce dans le poids total des achats a été largement surdimensionnée.
Dans quelles proportions a-t-on surdimensionné l'e-commerce ?
Le Credoc, dans son étude "Le commerce à l'aube de 2020", datant de 2010, projetait que le canal web représenterait 24% des achats. Nous n'y serons pas en 2020. Aujourd'hui, la Fevad et Forrester affirment qu'en 2018, sa part avoisinera les... 11% en France. Il pèse aujourd'hui 9?% du commerce de détail (hors alimentaire). Les magasins physiques ont réagi, depuis trois ans environ, en proposant des services digitaux qui fonctionnent très bien, comme le click & collect, la vérification on line des stocks... Les puristes du brick and mortar n'existent plus aujourd'hui. Et en même temps, les pure players sont "descendus dans la rue", en développant notamment le drive-to-store. C'est le cas des Rosedeals de Vente Privée, qui drainent du trafic vers le point de vente.
Lors du dernier Retail Big Show, en janvier, l'enseigne la plus innovante au monde était un... pure player, qui a ouvert des magasins. Étonnant ou normal ?
Original! Warby Parker est un opticien dont la promesse est d'offrir des montures créées par des designers, le tout sans marque et dans une démarche éthique. L'enseigne est née sur le Net en 2010, mais les dirigeants ont très vite ressenti le besoin d'aller au contact des clients en ouvrant leurs propres lieux de vente et des showrooms. Les canaux se complètent et le client ne les oppose pas. C'est très souvent le cas. Les enseignes qui progressent sont celles qui utilisent le digital non pas comme un canal de vente mais comme un service pour leurs clients. Leroy Merlin, par exemple, l'utilise surtout comme un média de contenus pour aider ses communautés.
Valérie Négrier, directrice générale adjointe du département études, prospective et innovation du groupe Dentsu Aegis Network:
"L'ère de la légitimité retrouvée"
"Le magasin est entré dans une nouvelle ère, celle de la légitimité retrouvée", annonce Valérie Négrier, directrice générale adjointe du département études, prospective et innovation du groupe Dentsu Aegis Network. En octobre, la filiale tricolore du groupe de communication a conduit une étude prospective, baptisée Stor'eBoard, sur ce que les Français attendaient des points de vente. Résultat: les répondants plébiscitent en premier lieu l'expérience vécue en magasin (citée par 82% des interrogés), un magasin que Valérie Négrier compare à un "marché à sensations". "Aucun autre endroit ne permet une telle immersion dans la réalité de la consommation, observe-t-elle. Le point de vente permet de toucher, de tester et surtout de découvrir les nouveautés."
Deuxième scénario, le magasin pourrait devenir une "usine sur mesure" pour 62% des personnes sondées. "Pour avoir des produits personnalisés, nous serions prêts à les faire fabriquer à la demande", explique Valérie Négrier. Nous pourrions ainsi choisir le parfum de nos yaourts ou le design de nos chaussures... Et obtenir des produits certes plus onéreux, mais uniques. Une option jugée particulièrement pertinente pour les points de vente sélectifs. Enfin, les livreurs connectés séduiraient 63% du panel. Les produits seraient livrés dans des casiers sur le trajet domicile-bureau, voire... dans le coffre de votre voiture. Volvo teste en effet un système de livraison (1) directement dans le coffre de l'automobile du client. Dernier exemple de cette tendance avec Izy, un boîtier connecté mis en service par Chronodrive, qui permet aux consommateurs de passer commande depuis leur domicile.
(1) 100 personnes testent cette fonctionnalité baptisée "livraisons itinérantes" depuis mi -2014.