[Dossier] Le quick commerce bouscule la distribution
Le modèle du quick commerce se développe à grande vitesse, avec au fil des mois l'arrivée de sociétés allemandes, turques, britanniques, russes sur le marché français. Les levées de fonds se succèdent.
Je m'abonneEn moins d'un an, une multitude d'acteurs de la livraison express de courses, qualifiée de "quick commerce", est apparue sur le marché français. Cajoo, Gorillas, Yango Deli, Dija, Flink, Getir, GoPuff, Bam Courses... toutes ces start-up promettent de livrer en moins de 15 minutes - en scooter ou vélo électrique - les produits de grande consommation. Un service disponible de 7h à minuit (jusqu'à 2h en fin de semaine) et une livraison en moyenne à moins de 2 euros. "Ces sociétés sont en train de modifier le paysage de la grande distribution, affirme Frank Rosenthal, expert en marketing du commerce. Jusqu'à présent, la valeur ajoutée de la livraison à domicile se résumait au fait que le client ne transportait pas ses courses. Il lui fallait, néanmoins, réserver un créneau, patienter durant 2-3 heures avant de recevoir sa commande. Le quick commerce supprime cette contrainte : le consommateur choisit quand il consomme." L'année 2020, marquée par la crise sanitaire, a profondément transformé les comportements d'achat des consommateurs.
Estimé à 4,7 milliards d'euros en 2020 par Nielsen, l'e-commerce alimentaire a gagné deux points de part de marché par rapport à 2019 en se situant autour de 8%. La tendance s'est poursuivi en 2021. Le commerce en ligne des produits de grande consommation progresse encore de 13 %, renforçant sa part de marché à 9% depuis le début de l'année. Si le marché reste toujours déséquilibré en faveur du drive, la croissance de la livraison à domicile s'élevait à plus de 44% en 2020. Localement, sa part augmente dans les grandes villes, comme à Paris, où le poids de la livraison à domicile reste plus important. Ce segment représente 404 millions d'euros de chiffres d'affaires (institut Iri).
Un marché porté par de nouvelles habitudes de consommation
Ces changements de consommation ont ouvert une brèche à ces nouveaux acteurs. "L'idée nous est venue en période de couvre-feu, lorsque faire ses courses devenait une véritable corvée, explique Henri Capoul, cofondateur et CEO de Cajoo. En France, aucun service ne permettait de se faire livrer ses courses du quotidien à la demande, contrairement aux États-Unis et en Europe." L'activité de Cajoo, premier acteur à se lancer sur le marché français, démarre en février, après une levée de 6 millions d'euros auprès d'investisseurs. Le modèle du quick commerce se développe à grande vitesse, avec au fil des mois l'arrivée de sociétés allemandes, turques, britanniques, russes... Les levées de fonds se succèdent et n'en sont que plus impressionnantes : 550 millions de dollars pour Getir, 240 millions pour Flink, 40 millions d'euros pour Cajoo, 950 millions de dollars pour Gorillas...
Une course constante au maillage du territoire
Pour tous ces acteurs, le modèle opérationnel se base sur une application mobile pour effectuer la commande, de mini-entrepôts "dark stores" - autour de 300 mètres carrés -proches des coeurs de ville, afin de préparer les produits le plus rapidement possible. "Nos magasins (dark stores) se situent dans un rayon de 1,5 à 2 kilomètres de la zone de livraison, explique Pierre Guionin, directeur général de Gorillas France. Nous nous adressons à des berceaux de population entre 70 000 et 140 000 habitants par magasin." L'objectif est de mailler chaque grande ville (Paris, Lille, Lyon, Bordeaux, Toulouse, Nice, Montpellier, etc.) avec plusieurs entrepôts, via l'ouverture d'un à deux par mois. Cajoo et Gorillas possèdent ainsi une vingtaine de dark stores dont plus de la moitié à Paris et sa petite couronne. Spécificité du marché, les livreurs sont salariés voire en CDI. L'assortiment produits se situe entre 2 000 à 2 500 références : surgelés, produits frais, fruits et légumes, épicerie, hygiène... "Les consommateurs retrouvent 95% des produits d'un Franprix traditionnel, souligne le Dg France de Gorillas. Nous élargissons notre offre au fur et à mesure des retours clients sur les articles plébiscités. Nous travaillons également avec les commerçants de proximité (boulanger, torréfacteur, etc.) pour référencer leurs produits sur notre plateforme, environ 30 % de notre assortiment."
Les paniers moyens oscillent en moyenne entre 20 et 30 euros.
Cajoo, plus précis, indique des paniers de "25-30 euros avec une clientèle entre 20 et 40 ans".
La grande distribution à l'écoute du marché
Sans surprise, ce nouveau service de livraison express attise la curiosité de la grande distribution, en concurrence directe avec ses magasins de proximité. Carrefour a ainsi été le premier à s'adosser à l'un d'entre eux, Cajoo, en investissant dans sa levée de fonds de 40 millions d'euros en septembre. "Carrefour avait raté le train du drive, analyse l'expert Frank Rosenthal. Cette fois, il n'a pas voulu passer à côté de la tendance." La start-up accède ainsi à la centrale d'achat du distributeur permettant d'optimiser son offre, élément majeur de différenciation avec la concurrence. "Auparavant, nous devions discuter en direct avec les différentes marques, ce qui est très chronophage, convient Henri Capoul, le CEO. À présent, nous sommes plus pertinents dans notre assortiment, en ayant les bons produits, des rotations plus importantes et des petites marques exclusives. Nous avons quasiment doublé nos marges et dépensons moins d'argent que nos concurrents. L'autre avantage est de pouvoir nous lancer dans de nouvelles villes (et bientôt pays) sans avoir besoin de reconstruire à chaque fois les réseaux d'approvisionnement."
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En novembre, le groupe Casino et Gorillas ont à leur tour annoncé la signature d'un accord stratégique, avec une prise de participation au capital en France et au niveau Groupe. Casino donne accès à ses produits de marque nationale et aux produits de marque Monoprix. Ils seront disponibles sur la plateforme Gorillas et livrés en livraison express, à Paris, Lille, Bordeaux, Lyon et Nice. Dans un second temps, le groupe Casino s'appuiera sur l'expertise technologique et opérationnelle du quick commerçant, qui assurera depuis ses magasins en France la préparation et la livraison de commandes en ligne, passées par les clients sur les sites de Monoprix et Franprix. "Le quick commerce est un enjeu de relation client, souligne Maguelone Paré, directrice innovation de Monoprix. Nous ne devons pas perdre nos clients. Il est donc primordial d'élargir nos points de contact et canaux de distribution. Nous étions déjà sur cette réponse de livraison rapide via nos partenariats avec Uber Eats, Deliveroo ou Amazon Prime Now."
Un business model à pérenniser
Le potentiel du quick commerce reste néanmoins inconnu. "Il dépendra des indicateurs de satisfaction et de fidélité", pointe Frank Rosenthal. Le marché paraît encore très petit. "Nous estimons le quick commerce, incluant Frichti, à 122 millions d'euros sur les 12 derniers mois", précise Emily Mayer, directrice Business Insights au sein de l'institut Iri. Côté consommateurs, seul Cajoo indique près de 250 000 utilisateurs actifs. "Le commerce de proximité représente environ 30 milliards d'euros mais il est très peu digitalisé, avance Pierre Guionin de Gorillas. Avec un taux de pénétration du digital de 8 % dans le commerce alimentaire, nous pouvons atteindre une part de marché entre 2 et 3 milliards d'euros."
Pour absorber les coûts de livraison, les volumes doivent être importants. "Ce modèle économique doit faire ses preuves, tranche Linda Gmati, experte retail chez Sia Partners. L'offre reste très limitée. La concurrence est également très importante, nous allons forcément assister à une consolidation du marché. En promettant une livraison en 10-20 minutes, concrètement ces acteurs traitent commande par commande. Il n'est donc pas possible d'optimiser la supply chain pour proposer des prix compétitifs. Ils seront obligés de s'adosser à un grand retailer."
Dans les prochains mois, la promesse de rapidité, l'expérience client, la largeur de la gamme et la qualité seront déterminantes.
"Aujourd'hui, aucune entreprise n'est rentable car ce modèle intégré demande des investissements considérables en amont (entrepôts, charges du personnel...), pointe Henri Capoul. Néanmoins, il permet avec une bonne exécution d'atteindre une rentabilité meilleure que celle des plateformes de food. Nous pensons l'atteindre dans 3-4 ans."