Criteo se réinvente
Jean-Baptiste Rudelle a repris les commandes de Criteo pour porter le nouveau positionnement de l'entreprise et de nouvelles ambitions de développement. Cet entrepreneur du digital revient sur sa vision des évolutions nécessaires de la publicité en ligne. Et livre quelques convictions issues de son riche parcours
Je m'abonneVous avez été rappelé à la tête de l'entreprise que vous aviez co-créée en 2005 il y a quelques mois, pourquoi ?
Le monde a beaucoup changé depuis trois ans, ce qui fait que nous sommes dans une phase de réinvention de Criteo.
Il y a trois ans nous étions une entreprise qui vendait un produit unique, de manière extrêmement efficace, nous nous sommes développés dans le monde entier sur ce modèle et nous avons connu une croissance internationale très rapide. Depuis deux ans, nous avons fait un gros travail pour diversifier notre offre. Nous offrons désormais une plateforme avec un ensemble de solutions marketing pour nos clients. Et nous rentrons dans des discussions beaucoup plus stratégiques avec eux. Ce nouveau positionnement nécessitait de faire des choix très clairs d'où mon retour à la tête de l'entreprise. Quand j'ai quitté la direction de Criteo, l'entreprise se développait sur une voie toute tracée. Maintenant, nous sommes dans un univers plus complexe qui nécessite à nouveau de faire des choix structurants. C'est pour cette raison que je suis revenu avec le rôle d'accompagner cette vision et que toute l'entreprise avance dans cette nouvelle direction.
Qu'avez-vous fait pendant cet intermède ?
J'ai lancé une start-up baptisée " Less " dont l'idée est d'améliorer le taux de remplissage des voitures qui circulent en ville. Leur taux de remplissage est de 1,1 personne seulement, l'objectif étant de densifier le taux d'occupation des voitures. Nous avons déployé des algorithmes en temps réel pour améliorer ce taux d'occupation et la start-up a été rachetée par Blablacar. En parallèle, j'ai monté un think tank d'entrepreneurs pour la French Tech pour mettre en place des bonnes pratiques et aider les start-up à grandir plus vite. Nous avons publié un guide d'investissement ou encore un guide pour intéresser les salariés. Cela s'appelle le projet Galion qui regroupe 200 entrepreneurs parmi la fine fleur de la French Tech.
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Quelles sont ces ruptures que vous évoquez et qui ont mené à ce nouveau positionnement de Criteo ?
Il y a plusieurs facteurs. Tout d'abord l'évolution du marché qui fait qu'en trois ans le poids des GAFA s'est énormément accentué. Je me rappelle encore l'époque où l'on disait d'Amazon que cet acteur était très fort aux États-Unis, en Angleterre sans s'inquiéter pour la France. Or aujourd'hui tout le monde comprend que potentiellement il peut y avoir une position dominante qui se crée en France ce qui n'était pas évident cinq ans en arrière. Cela a mené à un réveil des e-commerçants qui ont commencé à se dire qu'il fallait réagir.
Tout le monde ressent bien cette course technologique. Bien évidemment, les e-commerçants n'ont pas tous les capacités de R&D d'Amazon et donc ils ont énormément besoin de s'appuyer sur un acteur technologique fort pour avoir les outils de leur développement et ne pas finir comme un simple revendeur sur la place de marché Amazon. C'est un peu le cauchemar de tout e-commerçant de se sentir réduit à devoir vendre sur une marketplace et ainsi de perdre la maîtrise de son destin. On constate cette même préoccupation au niveau des états-majors des marques et tout particulièrement aux États-Unis, notamment à cause des marques propres lancées par Amazon...
Tous les retailers sentent bien qu'il leur faut une grosse plateforme technologique pour assurer les fondamentaux de leur activité en ligne.
Pour ce faire, vous avez trois solutions, Google, Facebook et Criteo, car ces trois acteurs ont des plateformes technologiques globales pour les e-marchands. De facto, les e-commerçants sont déjà fortement dépendants de Google et Facebook, avec l'achat de mots clés ou d'inventaires Facebook sur la partie sociale. La question est de savoir s'ils veulent ajouter une dépendance supplémentaire en confiant l'ensemble des outils technologiques à ces médias ou les confier à une plateforme indépendante qui n'est, elle-même, pas un média et n'a donc pas de conflits d'intérêt. Nous entrons dans ce type de discussions stratégiques avec beaucoup d'e-marchands qui tiennent à garder une certaine indépendance. Cela a démarré aux États-Unis, avec des e-marchands de très grande taille qui viennent pour la plupart du monde du off line et qui ont bâti une présence on line extrêmement forte. Ce mix on line/off line est d'ailleurs encore beaucoup plus fort au Royaume-Uni et aux États-Unis qu'il ne l'est en France. Nous avons un rôle particulier à jouer pour aider les acteurs de l'écosystème à maîtriser leur destin d'un point de vue technologique, sans conflit d'intérêts.
Quelles sont les grandes briques technologiques de la plateforme Criteo ?
Nous couvrons deux grands domaines. Le premier concerne l'ensemble du parcours client, de l'acquisition à la fidélisation. Nous avons, sur ces sujets, trois briques qui sont l'acquisition, la conversion -avec notamment le retargeting, notre offre originelle- et le réengagement, c'est-à-dire la réactivation des bases CRM sous forme de campagne média dans l'Internet ouvert.
À côté de cela, nous avons une quatrième brique qui concerne la monétisation des audiences. Actuellement, Amazon est en train de capter une grosse partie du budget marketing des marques. Nous offrons une plateforme technologique qui permet aux e-marchands de monétiser leurs audiences auprès des marques. Cette nouvelle offre a démarré par l'acquisition il y a deux ans de la société HookLogic aux États-Unis qui est spécialisée dans la modélisation des recherches effectuées sur les sites marchands, et dans les technologies de produits sponsorisés. Nous avons étendu cette technologie sur l'ensemble de l'Internet ouvert avec une maîtrise totale des datas pour les acteurs.
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Un mot des résultats de Criteo à date et des défis auxquels vous allez être confrontés ?
L'année 2018 est une année de transition durant laquelle nous mettons en place ce nouveau modèle. Nous avons revu en profondeur notre plateforme technologique pour qu'elle soit plus robuste. Avec l'idée que l'on veut accélérer dans les prochaines années dans le déploiement de cette offre. Criteo compte 30 bureaux dans le monde sur tous les continents. Notre plus gros marché, de loin, est les États-Unis, le deuxième étant le Japon. L'Europe est la deuxième zone d'activité après la zone Amérique. Cela signifie que Criteo est véritablement une entreprise globale. Nous sommes près de 3 000 dans le monde dont un tiers des effectifs en France. L'essentiel de notre recherche et développement est réalisé en France. Quant à la France, elle représente quelques pourcents du chiffre d'affaires global. En revanche en termes d'effectif, nous restons une entreprise française et fière de l'être.
A ce sujet, vous venez d'annoncer le lancement du Criteo AI Lab. Quel est l'objectif de travail de ce laboratoire ?
Nous gérons des masses de données considérables. Nous suivons aujourd'hui près de 1,4 milliard d'internautes dans le monde, ce qui est colossal. Il y a encore beaucoup d'améliorations à apporter aux publicités pour qu'elles soient perçues comme de l'information à valeur ajoutée. L'idée est que, dans un nombre croissant de cas, la publicité soit perçue comme pertinente. Qu'elle permette aux consommateurs de découvrir de nouveaux produits. Ce que va permettre l'IA c'est d'être plus pertinent dans les produits poussés aux internautes et développer la confiance dans l'intérêt des publicités. Nous recrutons des chercheurs très pointus et nous allons partager le résultat de nos recherches de manière collaborative. C'est un signe fort de notre participation à l'écosystème et nous avons de très bonnes relations avec le monde universitaire. Nous parvenons à faire venir à Paris des scientifiques du monde entier, ce qui est assez nouveau. L'image de Paris est en train de changer depuis un an, des américains de la Silicon Valley nous rejoignent même à Paris !
Entrepreneur du digital de la première heure, quelle est votre vision des grandes évolutions à venir...
La dimension multicanale est absolument fondamentale pour les e-commerçants. Les consommateurs interagissent en multicanal et il faut être capable de poursuivre la conversation sur le multicanal, en point de vente puis sur un smartphone, une tablette... Le user graph, c'est-à-dire la compréhension que l'on a affaire à la même personne sur un téléphone et sur un ordinateur par exemple, est une donnée clé pour pouvoir délivrer un service personnalisé et répondant aux attentes. Les consommateurs s'attendent à avoir sur tout leur parcours client la même qualité de service. Cette consolidation entre le on line et le off line est une autre grosse tendance. Le consommateur zappe en permanence entre les deux univers. Les marques doivent aussi être capables de donner cette vision multicanale. Enfin, du côté publicitaire, on assiste à une sophistication des modèles d'attribution des investissements marketing. Il faut avoir les outils et l'intelligence pour comprendre, si vous avez investi un euro, combien il va vous rapporter.
L'exploitation des datas est au coeur de votre activité. 1,4 milliard d'internautes sont suivis par Criteo, quel impact a une règlementation comme le RGPD sur votre modèle ?
Cela fait très longtemps que nous poussons chez Criteo l'idée que la publicité doit être transparente pour l'utilisateur. C'est comme cela que l'on crée la confiance. Dès 2009, nous étions la première société à joindre à toutes les bannières un lien pour informer sur les données collectées. Aujourd'hui c'est devenu un standard du marché à la fois en Europe et aux États-Unis. De ce fait, nous avons été très en avance de phase sur le RGPD. Les clients sont en train de le mettre en oeuvre et nous avons un rôle de conseil sur ces sujets pour trouver un bon équilibre concernant la manière de recueillir le consentement sans trop dégrader la navigation. Nous travaillons sur ce domaine main dans la main avec la CNIL et l'on essaye d'évangéliser le marché sur la bonne manière, concrète, de mettre en oeuvre le recueillement du consentement de l'utilisateur, en particulier pour le marketing et la publicité.
Criteo est la seconde entreprise française, après Business Objects, à s'être introduite en Bourse au Nasdaq en 2013. Avec le recul, qu'est-ce que cette introduction a représenté en termes d'avantages et d'inconvénients ?
Le gain le plus important a été de nous apporter une crédibilité sur le marché américain. Sans cette introduction, le marché américain ne serait pas une telle locomotive pour Criteo. Cela a donné un signal très fort de notre engagement à long terme sur ce marché pour lequel nous devenions un acteur local. Cela a donc été un accélérateur très fort de notre développement commercial. Cette introduction nous a permis également d'attirer des talents. Quand vous êtes coté en bourse, vous avez des outils financiers pour attirer et fidéliser les talents. Chaque année nous distribuons une part significative de notre capital, à hauteur de 5 %, qui est distribuée aux employés. En Europe, ces pratiques ne sont pas encore habituelles du tout. Or la force d'une entreprise, ce sont ses talents. Il s'agit donc pour nous d'un outil de management extrêmement intéressant. Le fait d'être coté vous oblige de plus à une certaine discipline en termes de reporting. Il ne faut pas être obsédé par son cours de bourse au jour le jour et continuer de piloter l'entreprise avec de bonnes décisions pour le long terme.
Quel est votre meilleur souvenir professionnel ?
Nous avons eu une longue phase d'incubation pour Criteo. Nous avons mis trois ans avant de trouver le bon modèle économique et la bonne manière d'aller au marché. Nous avions une technologie qui nous paraissait très puissante, mais nous ne savions pas comment lui faire rencontrer son marché. Notre tout premier client historique était AlloCiné et nous faisions alors de la recommandation de films en fonction du profil des internautes. L'entreprise a failli mourir avant que nous ne trouvions enfin l'application de notre technologie au marché de la publicité. Cela a été le déclic et a marqué le début d'une période de croissance folle et extraordinaire. Et le pire ?
Nous avons raté de nombreux modèles pendant cette phase d'incubation. Ce que cela m'a enseigné, c'est que quand on rate, il faut rater vite et ne pas s'obstiner dans l'erreur. C'est parfois difficile parce que c'est dur de reconnaître que l'on est dans l'impasse, et plus on attend plus c'est dur. L'important est d'avoir une culture ou ce sont les faits qui comptent et qui vous guident... en tant qu'entrepreneur du digital, quels sont selon vous les modèles porteurs ou les start-up à suivre dans l'é Cosystème ? Évidemment tout n'a pas été inventé. Il y a de très nombreux nouveaux modèles en train d'éclore. Il y a une maturité et une ambition des entrepreneurs en France que nous n'avions probablement pas il y a 10 ans. Je crois beaucoup à cette dynamique d'émulation ou le succès attire le succès !
Parcours :
Depuis avril 2018 : Retour aux commandes de Criteo comme CEO
2017-2018: Fondateur et CEO de Less
Septembre 2005 à décembre 2015 : Fondateur et CEO de Criteo
2015: Jean-Baptiste Rudelle publie un livre autobiographique racontant son parcours d'entrepreneur : " On m'avait dit que c'était impossible ".
Sept 1999-mai 2004 : Fondateur et CEO de K-mobile puis de Kiwee