[Tribune] Qui paye le prix de la livraison gratuite?
La livraison gratuite, proposée par les principaux pure players e-commerce pour dominer le marché, oblige les autres à s'aligner sur ce modèle pour rester dans la compétition. La livraison perd ainsi sa valeur auprès du consommateur, selon Michael S. Levy, CEO de Deliver.ee.
Je m'abonneAlors que l'Europe dispose déjà d'une des livraisons les moins chères au monde(1), les consommateurs se sont habitués à la gratuité. Chasse aux réductions, aux codes et aux promotions, tous les moyens sont bons. Ces ressorts sont psychologiques et bien souvent, la stratégie qui consiste à ajouter un article à son panier pour ne pas payer les frais de transport, revient en réalité plus cher que la livraison elle-même. Pourtant, le sentiment d'avoir fait une économie domine. Et quand le mode de livraison ne convient pas, 60% des consommateurs renoncent purement et simplement à leur intention d'achat(2).
Le caractère artificiel de la livraison "gratuite"
La grande illusion à dissiper est celle selon laquelle il existerait des livraisons gratuites. Lorsqu'une livraison est dite "gratuite", elle est en réalité "offerte" par le marchand, qui prend en charge l'intégralité des frais de port à la place du client. Mais il y a tant de sites qui présentent la livraison comme "gratuite", que l'idée s'est ancrée dans l'esprit du consommateur. L'origine en est la bataille que se livrent les géants de la distribution en ligne pour capter les clients, en cassant les prix(3). Dans le secteur du prêt-à-porter, par exemple, livraisons et retours gratuits sont désormais devenus la norme, sur laquelle tous les acteurs doivent s'aligner pour ne pas perdre face à une concurrence qui l'a déjà massivement adoptée.
Face à des e-clients -soit 83% des internautes en 2017(4)- habitués à une livraison "gratuite", les commerçants cherchent à réduire à tout prix l'abandon de panier et à maximiser le taux de conversion. Car générer du trafic qualifié sur leur site coûte cher en marketing et publicité. Une fois le client capté, il faut le retenir sur le site jusqu'à ce qu'il passe commande, et si le prix de livraison est un obstacle, il doit être éliminé. Les clients n'ont pas conscience de l'enfer industriel qu'entraîne cette pression sur les prix: entrepôts gigantesques, camions qui sillonnent les routes pour massifier au maximum et réduire les coûts. Ce modèle de livraison à grande échelle augmente également le risque de détérioration ou de perte des colis. Pour le client, la conséquence inévitable de ce modèle est le risque accru d'une livraison de mauvaise qualité.
Un modèle mortifère pour les petits distributeurs
Partant du postulat que la livraison est "gratuite", le consommateur ne veut plus la payer. Pourtant, les employés qui acheminent chaque jour des millions de colis -dont 1 million de Colissimos(5)- doivent bien, eux, être rémunérés. Comment font donc les distributeurs pour assumer ce coût à 100%? Par une stratégie très coûteuse. Certains ont mis en place un abonnement annuel pour bénéficier de la livraison gratuite, comme Amazon avec Prime ou Cdiscount avec "Cdiscount à volonté". Ce modèle est déficitaire: si la livraison est offerte, notamment pour des produits chers à transporter -comme du mobilier, ou des écrans TV- la marge résiduelle est trop faible pour être rentable. Rien que sur ses frais de transport, Amazon accuse ainsi une perte de 7 milliards de dollars(6) en raison de la livraison offerte à ses abonnés Prime.
Mais c'est le prix que les distributeurs sont prêts à payer pour fidéliser leurs clients et éliminer la concurrence. Ce prix ne peut évidemment être assumé que par les géants de la distribution. Les petites marques, qui ne sont pas des spécialistes de l'e-commerce, ne pourront pas supporter ces pertes colossales si elles s'alignent sur une livraison gratuite.
Privilégier la livraison de qualité pour se démarquer
Inchangé, ce modèle finira par briser les petits e-commerçants, incapables de faire face aux rouleaux compresseurs pure players qui tirent les prix au plus bas en offrant la livraison. Mais cette fatalité peut être évitée par un repositionnement des petits distributeurs. Face à des mastodontes "généralistes", les petits doivent exploiter ou développer leur unicité, créer une véritable "lovebrand" avec une image de marque attachante générant une communauté, pour conquérir le marché spécifique des produits exclusifs ou personnalisés -certains ont choisi le vin, d'autres la lingerie- qui se différencient de ceux vendus par la grande distribution.
Une UX soignée et un service client et à l'écoute, capable d'apporter une aide concrète, permettront également de faire la différence. Si les nouveaux consommateurs sont plus volatiles, ils sont aussi plus sensibles à la qualité du service. Les marques doivent être capables de mettre en place une expérience de marque de bout-en-bout, y compris après l'acte d'achat: suivi en temps réel du colis, géolocalisé, alertes SMS, du départ jusqu'à la remise en main propre au client, contre signature. Une vraie souplesse dans la livraison fera aussi toute la différence: le client doit pouvoir être livré le jour même, y compris en soirée et le week-end, choisir son lieu et son horaire de livraison dans un créneau horaire court -une à deux heures- et être libre de changer d'avis ou de modifier ces paramètres.
Pour survivre, les distributeurs doivent sortir de la course à la livraison "commodité" et se positionner sur la livraison qualitative. Valoriser l'expérience client post-achat, jusqu'au pas de porte, dans la continuité de l'expérience de marque, est la clef pour fidéliser les clients. Cette montée en gamme verra des clients prêts à payer plus pour les produits, et prêts à payer tout court pour la livraison, qui retrouvera ainsi toute sa valeur.
[1] 2017 State of e-commerce delivery, Metapack.
[2] 2017 State of e-commerce delivery, Metapack.
[3] Le prix de vente comprend le prix du produit et de la livraison.
[4] Fevad 2017 : https://www.fevad.com/wp-content/uploads/2017/06/Chiffres-Cles-2017_BasDef.pdf
[6] Amazon : http://phx.corporate-ir.net/phoenix.zhtml?c=97664&p=irol-newsArticle&ID=2241835
Michael S. Levy est CEO de Deliver.ee, acteur sur le marché de la livraison au départ des magasins. Il propose une plateforme de livraison on-demand qui permet aux enseignes de proposer la livraison immédiate ou sur rendez-vous le jour même. Deliver.ee travaille avec plus de 250 transporteurs, dans une vingtaine d'agglomération en France (Ile-de-France, Lyon, Lille...), et accompagne 150 marques et enseignes.