Les seniors s'offrent une cure de jouvence sur la Toile
Joël de Rosnay, conseiller de la présidente d'Universcience et président exécutif de Biotics International
Visionnaire et fin observateur des évolutions de l'écosystème Internet, Joël de Rosnay revient sur les attentes et les comportements des seniors vis-à-vis du digital.
Quelles sont les grandes tendances que vous constatez en matière de consommation sur le Web ?
Joël de Rosnay : À l'origine, Internet était utilisé pour faire de la recherche de news, pour avoir recours à l'e-mail et aux moteurs de recherche. Pour les seniors, comme pour l'ensemble des internautes, ce qu'il y a de nouveau, c'est l'importance des réseaux sociaux. Les seniors ont adopté les usages propres aux plateformes communautaires et aux blogs, y compris l'envoi de vidéos et de photos, qui ont un rôle très important. L'utilisation de Skype et des webcams s'est également développée chez les seniors, afin que ceux-ci communiquent avec leurs enfants et petits-enfants quand ils voyagent.
Vous diriez donc que ces tendances et mouvements ont été bien intégrés par les seniors ? Ils se sont bien adaptés à ces nouvelles technologies ?
Oui, elles leur ont apporté l'interactivité, le lien humain, la rupture de l'isolement... Ainsi, beaucoup de seniors au-dessus de 65 ans utilisent Skype, les messageries, les réseaux sociaux, etc. Cela les rapproche de leurs enfants et petits-enfants.
Dans votre avant-dernier livre, Et l'Homme créa la vie, vous prévoyez une révolution biologique sans précédent et un allongement de l'espérance de vie de la population. Quelles conséquences cela peut-il avoir sur l'économie et la consommation ?
Le premier avantage est qu'individuellement, les gens peuvent avoir une vie plus saine et plus longue, et vont pouvoir participer à la société, dialoguer avec leurs amis et enfants plus longtemps. C'est un bonus formidable de vieillir jeune, non pas de vivre vieux. L'inconvénient se situe davantage au niveau social et sociétal. Dans un monde dans lequel il y a de plus en plus de seniors, des problèmes d'inégalité dans les revenus se posent. Pas mal de personnes âgées ont pu accumuler un capital qui va créer une disparité entre eux et les plus jeunes. D'autre part, certaines attitudes, dans la culture des seniors, ne seront pas les mêmes que dans la culture des jeunes et donc, le fait de vivre plus vieux et de vieillir jeune va créer des déséquilibres dans la société.
Ces attitudes différentes, quelles sont-elles ?
La jeune génération partage énormément, passe beaucoup de temps à se comparer, à recueillir l'avis des autres. Nous sommes passés, avec elle, de la société de l'information à la société de la recommandation. En effet, beaucoup utilisent l'avis de leurs pairs pour acheter des livres, des disques, pour voyager. Et cela fait plus partie de la culture de la jeune génération que de celle des seniors. Le risque est de créer un certain décalage et un fossé entre les uns et les autres.
Pourtant, les seniors sont très exigeants et écoutent aussi les conseils...
Ils se montrent très exigeants, c'est sûr, mais ils ne sont pas vraiment dans la société collaborative. Ils sont davantage ancrés dans une petite communauté individuelle, familiale et amicale. Ils ne sont pas toujours ouverts comme la "génération internationale" - selon le terme consacré aujourd'hui - des moins de 30 ans.
Vous parliez, il y a quelques années, de la révolte du "pronétariat", du média de masse devenu mass media. Les seniors ont-ils intégré ces évolutions sociétales ?
Ils sont devenus des "pronétaires" : des gens qui passent leur temps sur le Net et qui sont transformés par de grandes entreprises comme "Gafa" (Google / Facebook / Amazon), si je les réunis sous un même sigle. "Gafa" nous a transformés en véritables "travailleurs pronétaires". Nous en tirons évidemment un avantage car nous avons des interfaces web extrêmement intelligentes et pratiques. Donc, nous ne sommes pas opposés au fait de laisser quantité d'informations très importantes sur le Net.
Quels sont, selon vous, les nouveaux modèles qui voient ou verront le jour sur le Web ? On parle beaucoup d'imprimantes 3D, d'objets connectés...
Vous me parlez de technique, moi je préfère vous parler de modèles sociétaux. Le modèle sociétal est très bien décrit par Anne-Sophie Novel dans ses livres La Vie share ou Vive la co-révolution, tout à fait dans la ligne de ce que j'essaye de dire et d'écrire, moi aussi, depuis un certain nombre d'années.
Ces transformations sont donc cooptées par les seniors ?
Elles pénètrent dans leur vie par l'intermédiaire de leurs enfants et de leurs petits-enfants, qui jouent un rôle d'acculturation et de coéducation. Je pense que l'on voit se mettre en place une coéducation intergénérationnelle. Elle se fonde sur le fait que les jeunes sont boulimiques d'informations. Les seniors, pour leur part, peuvent aider les plus jeunes à contextualiser ces données avec des valeurs à la fois politiques, économiques et philosophiques, voire spirituelles. De même, dans l'autre sens, les jeunes peuvent aider les plus âgés à utiliser de manière transversale tous ces outils qui communiquent les uns avec les autres.
Et avoir une communication finalement intergénérationnelle...
En effet, c'est ce qui est en train de se mettre en place. Les seniors ont beaucoup bénéficié de cette relation en apprenant les outils digitaux. Parce que l'important, c'est la culture du numérique. L'autre jour, dans une conversation avec trois ou quatre jeunes filles de 25 ans avec qui je préparais le forum Changer d'air, je leur ai dit : " Vous réalisez que sur le plan calendaire, j'ai un demi-siècle de plus que vous ! " Elles m'ont répondu : " Mais non, Joël, tu as le même âge numérique ! " Cette notion d'âge numérique est clé et je voudrais conseiller aux seniors qui vont lire cet article d'avoir dans l'entreprise le même âge numérique qu'un jeune stagiaire de 25 ans ou un préretraité de 65 ans.
C'est un vrai défi, et une vraie chance !
Oui, ça se met en place, ce n'est pas quelque chose qui arrive tout seul. Il faut créer les conditions pour que cette coéducation intergénérationnelle et cette culture du numérique se développent dans toutes les entreprises.
Dans une vision un peu plus internationale, quels sont les pays dans lesquels les seniors sont le plus avancés sur l'adoption des nouvelles technologies ? Est-ce que vous notez des spécificités culturelles sur cette cible ?
D'abord, dans certains pays, les personnes d'âge mûr ont un rôle sociétal plus important que dans d'autres, par exemple dans les pays nordiques (Suède, Danemark, Norvège, Hollande, Finlande). En parallèle, d'autres États, comme la Lettonie et la Lituanie, ont l'air de petits pays mais en fait sont extrêmement numériques et très avancés sur le plan de l'utilisation des technologies du digital. En Asie du Sud-Est, également, dans des endroits comme Singapour ou la Corée du Sud, on retrouve des lieux où le numérique est beaucoup plus développé. Donc, là aussi, les seniors sont de plus en plus valorisés pour l'utilisation de ces nouvelles technologies.
Le numérique, c'est donc une chance pour tous...
Oui, je le pense, à condition de l'utiliser non pas comme un outil mais comme un lien social, un lien humain et un moyen de donner du sens à sa vie.
Pour terminer, souhaitez-vous dire un mot sur votre actualité ? Sur quels sujets travaillez-vous en ce moment ?
J'écris des livres de réflexion philosophique à partir de la science, pour le grand public, afin de faire comprendre le monde dans lequel on est, mais aussi le monde qui vient. Thèmes que j'aborde notamment dans Surfer la vie et La Révolution de la biologie de synthèse. Mais je suis aussi très intéressé par les retombées du forum Changer d'air. J'anime également une vingtaine de grandes conférences par an, donc, sur 52 semaines, ce n'est pas mal !
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