DossierRadioscopie de l'e-commerce français
1 - L'e-commerce s'est diffusé à l'ensemble du commerce
Retailisation, plateformisation... le point sur les avancées et les défis de l'e-commerce français.
Les indicateurs sont au vert : des ventes en hausse de plus de 13% en un an, un chiffre d'affaires de 92,6 milliards d'euros en 2018, plus de 37 millions de cyberacheteurs, une augmentation de la fréquentation d'achat et du développement de l'offre avec 184 000 sites marchands. Sans oublier un nouveau record: 1,5 milliard de transactions en ligne ont été réalisées en 2018, soit une hausse de 20,7% en un an. Le commerce en ligne poursuit donc son ascension dans un marché de la consommation pourtant morose. La barre symbolique des 100 milliards de volume d'affaires devrait vraisemblablement être franchie cette année.
"En France, la croissance de l'e-commerce a longtemps été portée par la conversion des consommateurs en e-acheteurs, analyse Marc Lolivier, directeur général de la Fevad. Aujourd'hui, elle se fait davantage sur la fréquence d'achat en très forte augmentation." Ces cinq dernières années, le paysage de l'e-commerce français s'est totalement modifié.
La "retailisation" de l'e-commerce
Les retailers et enseignes historiques ont, en effet, procédé à une accélération de leur transformation digitale. "À présent, les acteurs les plus importants du commerce en ligne sont soit des distributeurs traditionnels, soit des 'click and mortar', souligne Delphine David, directrice d'études secteurs e-commerce, distribution, consommation au sein du Groupe Xerfi-Precepta. Certains d'entre eux ont tardé à prendre le virage du digital. Ils ont pu rattraper leur retard par croissance externe, en rachetant des sites marchands leaders afin d'acquérir des compétences, des savoir-faire ou de l'audience par le biais d'une marque qu'ils ont intégré à leur coeur d'activité." RueduCommerce, MisterGoodDeal, Delamaison, Sarenza..., toutes ces pépites du Web, qui ont façonné et structuré l'e-commerce français, ont été rachetées par des retailers. Depuis 2017, le secteur est marqué par des mouvements de concentration sans précédent entre géants du numérique et réseaux de magasins physiques.
"La perspective de croissance du e-commerce est colossale dans les prochaines années", Emmanuel Grenier, p-dg de Cdiscount
Les "click and mortar" reprennent le dessus sur la plupart des pure players dans de nombreux secteurs. Ils ont réussi à développer des synergies et des complémentarités entre leurs points de vente et leur site marchand grâce à une stratégie omnicanale. "Depuis 2015, nous constatons une perte de l'influence des pure players au profit des retailers, commente Marc Lolivier de la Fevad. Vous avez une concurrence importante entre, d'un côté, les gros e-marchands, souvent à dimension internationale et avec des moyens très importants, et, de l'autre côté, des enseignes traditionnelles s'appuyant sur une stratégie multicanale." Le commerce en ligne continue ainsi de gagner des parts de marché dans le commerce de détail, estimé à 9,4% en 2018, selon l'Insee.
La plateformisation, un phénomène majeur
"L'e-commerce s'est diffusé à l'ensemble du commerce, d'abord en venant compléter l'offre en magasin par celle en ligne chez les retailers, mais aussi en ajoutant une dimension plateforme qui n'est plus l'apanage des pure players comme Cdiscount, eBay, PriceMinister ou Amazon, souligne Marc Lolivier, le directeur général de la Fevad. L'ensemble des grands acteurs du retail présents sur le Web possèdent leur propre plateforme. Cela permet de développer l'offre, de plus en plus large." Le modèle marketplace fait aujourd'hui partie intégrante du modèle économique des sites marchands.
Au deuxième trimestre de cette année, le rythme de progression du volume d'affaires réalisé sur les places de marché du panel iPM, les marchands membres de la Fédération de l'e-commerce et de la vente à distance, a augmenté de 14 points. Ces ventes représentent 32% du volume d'affaires global des sites contre 14% il y a cinq ans. "Cette plateformisation est un phénomène majeur, qui structure le paysage du commerce et de la consommation, explique Marc Lolivier. Il n'est pas propre à l'e-commerce, vous le retrouvez dans le travel, le covoiturage, l'hébergement..."
La France, un marché compétitif?
À l'échelle européenne, la France se hisse à la deuxième place en volume d'affaires global, ex aequo avec l'Allemagne, mais loin du Royaume-Uni (178 milliards d'euros de chiffre d'affaires attendu fin 2018 selon Ecommerce Foundation). "Nous sommes en retard en termes de taux de pénétration par rapport aux États-Unis ou au Royaume-Uni, pointe Emmanuel Grenier, p-dg de Cdiscount. Néanmoins, la perspective de croissance du commerce en ligne est colossale dans les prochaines années, notamment pour le non-alimentaire. Et contrairement aux autres pays européens où Amazon règne en maître, vous avez en France des e-commerçants leaders sur leur marché." Le géant américain rafle néanmoins une grande partie du secteur. "Amazon représente près de 30% du marché français selon les dernières estimations, précise Thierry Petit, le co-CEO de Showroomprivé. La hausse de l'e-commerce est portée majoritairement par cet acteur."
Si la France reste compétitive dans l'économie numérique avec des e-marchands locaux de grande taille, les marges de progression demeurent importantes, notamment pour le commerce interentreprises. "Le marché français a un potentiel encore considérable dans le B to C, mais aussi dans le B to B. Le réservoir d'opportunités est assez exceptionnel", indique le directeur général de la Fevad. À condition que les TPE-PME investissent dans des solutions technologiques pour aller chercher cette croissance. Selon l'Insee, seulement 15% des entreprises de plus de dix salariés vendent sur le Web. Le chiffre est inférieur à 10% pour les TPE.
"La France est trop petite à l'échelle du monde, nuance le dirigeant de Showroomprivé. Elle peut se suffire à elle-même pour démarrer un business, mais cela ne permet pas de chercher les tailles critiques. L'Europe apporte un élan plus fort pour qu'il y ait des champions européens a minima qui puissent lutter à armes égales, et sur un même niveau de droit et de fiscalité que des acteurs américains ou chinois."
Le marché français est confronté à un univers de concurrence où il est difficile de rivaliser en termes de fiscalité - comme le non-respect des ventes à perte - ou de taxes. "Quand des plateformes chinoises vendent directement à prix usine sans payer les taxes, c'est très compliqué de pouvoir être compétitif, souligne Thierry Petit. D'où l'intérêt d'avoir sa propre marque et son centre de distribution afin de créer une vraie expérience et de se différencier." Un avis partagé par le directeur général de la Fevad. "Nous tirons la sonnette d'alarme depuis plusieurs années. Il faut accélérer sur la création d'un marché unique européen pour permettre à des vendeurs français, allemands, italiens, espagnols... de se développer et de se projeter à l'échelle européenne. Cela leur permettra demain de rivaliser face aux géants américains ou asiatiques", insiste Marc Lolivier.
Les défis du secteur
Dans le commerce en ligne, certains secteurs sont déjà très digitalisés, comme le voyage avec 50% de part de marché, mais aussi le high-tech, la mode et l'habillement, ainsi que les produits culturels. Les taux de croissance sont moins importants que sur d'autres catégories en phase de rattrapage ou de décollage, tels que les meubles et la décoration, la beauté ou les articles de sport. Le nombre de créations de sites continue d'augmenter - plus 20 000 en un an -, ce qui accentue l'hyper-concurrence entre les petits et les grands marchands, entre les pure players, les retailers et les marketplaces. Mais l'offre demeure très concentrée: 87% du chiffre d'affaires global est réalisé par 5% des sites marchands.
Sur le Web, les clients peuvent facilement comparer une quantité importante d'offres dans le monde. Plus de 40% des internautes français achètent aussi sur des plateformes étrangères. Les sites marchands sont benchmarkés en permanence, contrairement aux magasins. Le prix, premier critère des achats en ligne pour près de 60% des Français, selon la dernière étude de Kantar Media, est un élément de différenciation, mais aussi de pression très importante pour les e-commerçants.
"L'équation n'est pas simple: ces derniers doivent accroître et améliorer la qualité de service tout en maintenant des prix bas, souligne Marc Lolivier. Ils n'ont pas la possibilité d'augmenter les tarifs, car les consommateurs les sanctionnent très vite." Pour se différencier et être à même de financer leur développement, les e-commerçants n'ont d'autre choix que d'innover constamment, afin de fournir de nouveaux services et d'optimiser leur compétitivité en réalisant des volumes de commandes conséquents.
Exemple avec la logistique, où la tendance s'oriente de plus en plus vers une livraison à la demande, avec des créneaux horaires très restreints pour donner une plus grande liberté au consommateur. Cela implique des coûts phénoménaux en termes de process, d'informatique et de moyens humains pour les vendeurs en ligne. "Travailler en recherche et innovation est crucial sur ce marché pour émerger, explique Christophe Manceau, directeur études et prospectives chez Kantar Media. L'e-commerce doit se réinventer continuellement." D'où cette relation quasi fusionnelle entre les sites e-commerce et les jeunes pousses. "En France, nous avons l'écosystème de start-up le plus dynamique d'Europe, indique le P-dg de Cdiscount. Nous travaillons avec elles par le biais d'incubateurs afin d'améliorer sans cesse l'expérience client sur notre site."
En 2010, la spécialiste du retail Catherine Barba publiait une étude baptisée "2020: la fin de l'e-commerce... ou l'avènement du commerce connecté?". La prophétie s'est en partie réalisée. "Parler d'e-commerce de façon isolée me paraît aujourd'hui compliqué, sauf peut-être pour certains secteurs comme la mode, où on trouve encore de vrais pure players, avance Delphine David, directrice d'études au sein du Groupe Xerfi-Precepta. Ils s'appuient à présent sur des réseaux physiques, notamment pour leur logistique avec le ship-from-store."
Les pure players ont-ils encore un avenir ? "Ils vont continuer à exister et avoir un potentiel de développement de plus en plus important", prédit Christophe Manceau, directeur études et prospectives chez Kantar Media. Pour Emmanuel Grenier, le p-dg de Cdiscount, "ce sont les seuls qui ont de l'avenir. Selon le dernier sondage de Havas, 40% des Français pourraient se passer de points de vente. Nous parlons de plus en plus de stratégie multicanale, car vous n'avez pas d'autre choix lorsque vous possédez des magasins. Le marché est en train se scinder en deux: les gros acteurs généralistes et les spécialistes." Thierry Petit, co-fondateur de Showroomprivé, loue le modèle spécifique des ventes événementielles, particulièrement adaptée au digital.
"Ce métier n'existe pas dans le monde réel, explique-t-il. Sans être en guerre frontale avec Amazon ou des acteurs chinois, nous offrons aux marques la possibilité d'écouler leurs invendus et d'accroître leur présence en ligne. Les digital native vertical brand (DNVB), marques nées et distribuées sur le Web, créent aussi leur propre protection face à la distribution classique." Sur les marchés de niche, le commerce en ligne propose des opportunités attrayantes. Les e-commerçants sortent de cette concurrence entre mastodontes pour se rapprocher des clients avec une offre plus personnalisée à valeur ajoutée. "Dans l'e-commerce, il faut distinguer les produits, où vous avez une réalité opérationnelle avec la logistique, véritable contrainte, et les services, où vous pouvez développer une idée originale grâce à la technologie", souligne le directeur général de la Fevad.
La révolution du vocal
Le parcours client s'est redessiné avec un marché de plus en plus contrôlé par les données. "Nous le voyons dans l'approche des pure players lors de l'ouverture de magasins, ils poussent très loin l'utilisation de la data, complète Marc Lolivier. Celle-ci devient un élément stratégique de la politique commerciale d'un point de vente et le sera encore plus demain."
Après les révolutions technologiques d'Internet, puis du mobile, nous assistons aujourd'hui à celle du vocal. "Toutes ces transformations ont permis de rendre l'e-commerce plus simple et accessible depuis n'importe quel endroit, constate le p-dg de Cdiscount. En parallèle, une nouvelle génération de consommateurs - les digital natives - arrivera sur le marché d'ici quatre ou cinq ans, culturellement liée au mobile et à l'e-commerce, ainsi qu'aux nouveaux modes de consommation."
La France est championne d'Europe avec 6,6% des achats de produits de grande consommation réalisés sur le Web, devant le Royaume-Uni à 6,3%, selon les derniers chiffres du cabinet Nielsen. L'alimentaire était l'un des secteurs où il y avait un retard manifeste par rapport au reste de l'e-commerce. Ce retard a été rattrapé par la grande distribution grâce au système du drive (4421 points de retrait recensés en mai 2018). Un modèle copié et développé, notamment aux États-Unis et au Royaume-Uni. Le drive, qui représente 80% du marché, a permis de lever le verrou des frais de port jugés trop importants par les consommateurs français et de surfer sur cette vague du multicanal. À présent, l'enjeu est de développer la livraison en zone urbaine, où les distributeurs sont concurrencés par Amazon.