Le capital-risque redes cend sur terre
En 2000, ils avaient perdu tout sens des réalités. En 2001, ils semblent l'avoir désormais recouvré et reviennent à des méthodes plus empiriques dans la pratique de l'investissement. Conscients de leurs errements, mais vite remis de leur intoxication collective, les professionnels du capital-risque hexagonal ont-ils tiré les enseignements de leur folle expérience ? Levée de voile sur leurs bonnes résolutions pour l'année 2002.
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Déflation, déception et remise en question. Telle pourrait être la préface
du bilan 2001 du capital-risque français. Marquée par une décrue de 24 % des
investissements entre le second semestre 2000 et le premier semestre 2001,
l'année du retour sur hystérie collective s'est teintée d'excès de prudence qui
n'ont pas fini d'alimenter la morosité ambiante. Et de décourager les porteurs
de projets. Elle est loin l'époque des "Happy First Tuesdays", rythmés sur des
airs de "Funky Business" ! Avec son lot de dépôts de bilan, de cessations de
paiement et d'abandons de projets, le cru 2001 laisse entrevoir le spectre
d'une récession imminente de l'économie internet. Car, pendant que les
faillites de start-up se ramassent à la pelle, les fonds se ramassent à grand
peine. Pour autant, les professionnels du capital-risque rechignent à parler
de crise. Mieux, leurs perspectives d'investissement sur l'année 2002 sont «
plutôt optimistes », selon l'expression de Bernard Gautier, P-dg d'Atlas
Venture, qui rappelle que « les caisses sont pleines et le volume de projets
excède nettement la capacité de financement des gestionnaires de fonds ».
Néanmoins, un simple coup d'oeil sur les derniers indicateurs publiés par
Chausson Finance et Digital Business Globe permet de mettre en exergue une
forte désaffection de l'investissement. En volume comme en nombre, les levées
de fonds se sont clairement étiolées (de 476 M€ au 2e semestre 2000 à 360 M€ au
1er semestre 2001) et, faute de visibilité sur les opportunités de sortie du
capital des entreprises financées, rien n'indique que la machine pourrait
repartir en 2002. Pour Christophe Chausson, président de Chausson Finance,
spécialiste de l'intermédiation entre entrepreneurs et investisseurs, parler de
sinistrose est, pour l'heure, prématuré : « Il faut relativiser les résultats
de l'année 2001 par rapport à l'année 2000 qui était tout à fait
exceptionnelle. » Et de rappeler que les sommes injectées sur ce semestre
restent plus élevées que celles investies au cours du premier semestre 1999
(213 M€).
L'amorçage cède le pas au refinancement
«
Toute bulle spéculative engendre inévitablement un phénomène de nettoyage.
C'est une réaction naturelle qui ne dure pas. Mais, dans ces conditions, même
avec des bons projets, les aspirants entrepreneurs se trouvent confrontés à la
frilosité des investisseurs qui s'occupent en priorité de leur portefeuille
avant d'attaquer de nouveaux projets », indique Philippe Legendre, fondateur et
dirigeant du fonds d'investissement Chrysalead, pour résumer l'attentisme
actuel. A la lueur des excès d'investissements, aussi fous que rapides,
entrepris dans le domaine de l'économie internet entre 1999 et 2000, nul ne
devrait s'étonner de l'actuel excès de prudence affiché par les ventures à
l'égard de ce même secteur. Et, si la cure d'assainissement des pratiques du
capital-risque consiste aujourd'hui à miser sur du plus long terme pour des
retours plus modestes mais plus probables, qu'à cela ne tienne ! Remis de leur
indigestion de start-up à la sauce "dotcom", les ventures appliquent désormais
le sacro-saint principe de précaution, dans le choix des projets et des hommes.
Le mot d'ordre ? « On fait de bonnes affaires sur les secteurs que l'on connaît
bien », explique Denis Champenois, Dg du fonds Innovacom. Ce qui, sur le
terrain, produit plusieurs conséquences : le soutien des sociétés au stade de
l'amorçage enregistre une nette baisse de 32 %, conjuguée à une tendance au
refinancement des sociétés déjà présentes en portefeuille. D'après le baromètre
de Chausson Finance, les interventions en refinancement culminent à 58 % du
total des opérations réalisées au cours du premier semestre 2001. Elles ne
couvraient que 27 % des opérations il y a un an. Pour Bernard Gautier, cette
tendance est imputable au rallongement des délais de sortie du capital des
entreprises, ainsi qu'au manque de visibilité sur les opportunités
d'introduction en bourse des sociétés financées. « Les conditions actuelles du
marché poussent les investisseurs à stagner plus longtemps au chevet des
entreprises de leur portefeuille et à s'éloigner des tours d'amorçage où les
risques sont nettement plus élevés qu'au stade du développement. » Sans sombrer
dans le défaitisme, il est bon de signaler les risques qu'à terme, un
prolongement excessif de cette politique ne manquerait pas de produire, comme
le souligne Regis Saleur, directeur associé de SeeftVentures, en tirant la
sonnette d'alarme : « En raréfiant leurs engagements en amorçage, les
gestionnaires de fonds finiront non seulement par exténuer les investisseurs du
second tour, mais pénaliseront sérieusement la création d'entreprises. A terme,
cette politique risque d'engendrer un phénomène d'érosion progressif de la
plus-value, difficile à enrayer. » Denis Champenois en est conscient. Adoptant
une démarche "contre-intuitive", il préfère maintenir sa stratégie de "seed
money" et miser sur des retours d'investissement à l'horizon 2003-2004. « A
moins de financer des sociétés qui accuseront de toute façon une croissance
zéro en 2002, il est préférable de soutenir les projets porteurs de valeur en
amont de leur développement », explique-t-il.
Les retournements de tendances
Face aux nouvelles conditions du marché, déclenchées par
l'éclatement de la bulle internet et aggravées par les événements du 11
septembre, les professionnels de l'investissement se montrent plus prudents,
plus sélectifs et plus rigoureux que par le passé lorsqu'il s'agit de soutenir
un projet en herbe. Et plus réactifs lorsqu'il s'agit de réorienter leurs
positions. Depuis l'e-krach d'avril 2000, les capitaux-risqueurs placent leurs
billes sur des business models moins risqués que les modèles internet, en
privilégiant les projets "must to have" plutôt que les projets "nice to have",
positionnés sur des marchés connus au potentiel clairement identifié. Ce qui ne
manque pas de pénaliser ces mêmes domaines qui suscitaient tant d'engouement
entre 1999 et 2000 : les télécoms, mais surtout le secteur "Internet et
commerce électronique". Hier encensé par ses délateurs actuels, il a accusé un
net repli de l'investissement au cours du premier semestre 2001. Seuls 92 M€
ont été engagés dans ce domaine, contre 154 M€ investis sur le semestre
précédent, pour le bonheur des acteurs du secteur des logiciels, qui raflent la
mise avec 131 M€ investis et récupèrent la première place. Cette tendance
entamée en fin d'année 2000 a été confirmée par la dernière édition de Capital
IT qui a mis en exergue un net regain d'intérêt de la part des investisseurs
pour les projets purement technologiques, au mépris des projets internet. Au
dernier Best 40 des meilleures promesses entrepreneuriales françaises
labellisées par Capital IT, les dotcoms ont brillé par leur absence totale des
grilles de sélection, alors que les projets tournant autour du développement de
pures technologies, y compris les applications destinées aux sciences de la
vie, ont toutes les chances de figurer en bonne place dans le portefeuille des
investisseurs. Une tendance jugée déplorable par Régis Saleur. « On passe du
pillage de projets sans valeur technologique au pillage de technologies pures
», s'insurge l'investisseur, qui condamne le rejet en bloc de tout projet se
terminant en dotcom, autant que l'extrême focalisation sur les technologies. En
cause, les nombreux échecs de sociétés de type start-up internet, combinés au
ralentissement de la croissance économique et à l'opacité des opportunités
d'introduction en bourse. Toutes ces déconvenues ont fini par provoquer un
retour en masse aux sources historiques du capital risque : le software ou
encore les biotechnologies. A cet égard, Christophe Chausson ne fait pas
mystère de ce retournement de veste : « Les ventures ont enfin compris qu'ils
n'étaient pas préparés pour soutenir le développement de l'e-commerce qui
s'apparente à de la distribution, alors que, traditionnellement, le
capital-risque n'a jamais investi dans la distribution. » Ce constat suffit-il
à justifier l'engouement démesuré couplé aux investissements extravagants
opérés en masse entre 1999 et 2000 par les bookmakers de l'économie de marché
?
Le mea culpa des investisseurs
Accusés d'avoir misé
sur des investissements hautement spéculatifs en pratiquant la survalorisation
irrationnelle des dotcoms, les investisseurs sont globalement tenus pour
responsables du gonflement de la bulle internet et de son éclatement. A leur
décharge, les ventures rappellent que l'opportunisme est une caractéristique
intrinsèque du métier. « N'oublions pas que notre seul objectif est de
restituer les fonds empruntés à nos bailleurs dans les meilleurs délais et avec
la meilleure plus-value », signale Bernard Gautier. Selon cette logique
implacable, les opportunités spéculatives seraient considérées comme un
"phénomène systémique" auquel il est extrêmement difficile de résister. D'après
Denis Champenois, « chacun était conscient de sortir des normes en termes
d'exploitation comme en termes boursiers, et d'avoir égaré les critères de
solvabilité d'une entreprise. Mais personne ne pouvait refuser les conditions
et les opportunités sous peine de laisser passer des projets à fort potentiel
de rentabilité. » Menacés d'être évincés du marché, les investisseurs
doivent-ils pratiquer la survalorisation à outrance dans un but purement
spéculatif ? Sur ce point les filtres déontologiques appliqués par les
différents professionnels divergent : « Bien qu'il soit stupide d'introduire
une société en bourse avant l'heure , je ne vois aucun inconvénient, dans
l'absolu, à mettre sur le marché une société déficitaire si les fondamentaux
sont bons, c'est-à-dire si le marché existe et si son potentiel est fort »,
argumente Bernard Gautier. Plus mitigé, Régis Saleur préfère justifier les
erreurs commises par le manque d'expérience de nombreux acteurs néophytes du
capital investment français : « Le manque de capacité à analyser les modèles
économiques a presque naturellement débouché sur des erreurs d'estimation du
potentiel du marché et le succès éclatant de certaines introductions, comme
eBay ou Amazon, n'ont fait qu'entretenir ce phénomène. » Mais, si le pas entre
spéculation et financement reste une affaire d'opportunité à ne pas manquer
pour la plupart des investisseurs, certains n'hésitent pas à dénoncer,
rétrospectivement, la naïveté de cette pratique. « Il était facile de croire
que les nouveaux modèles allaient définitivement remplacer les anciens et que,
soudain, les fondamentaux de l'économie n'étaient plus d'actualité car l'enjeu
majeur consistait à entrer dans la danse ou refuser de faire du business »,
indique Philippe Legendre. Régis Saleur prône la sanction de cette pratique : «
Le métier du capital-risque consiste à financer pour créer de la valeur et non
à spéculer au mépris de la viabilité d'un projet car la profession ne peut se
nourrir de coups de poker aléatoires. »
De la bonne pratique du capital-risque
Si, comme l'affirme Philippe Collombel, de Partech
International, « en matière de capital risque, il n'est pas interdit de se
tromper », il est pourtant nécessaire de limiter les erreurs d'évaluation. Pour
se prémunir de nouvelles poussées de fièvre en matière d'investissement, les
professionnels s'appuient sur une méthodologie d'évaluation du potentiel des
projets. Chez Viventures, la démarche fait l'objet d'un canevas très strict,
structuré autour de trois points fondamentaux : management de qualité, calcul
du delta entre besoins financiers et perspectives de rentabilité, évaluation
enfin de l'intérêt du marché pour le produit, soit le tri rigoureux entre
solutions de confort et solutions de nécessité. Chez Partech International, le
secret du succès est étroitement lié au degré d'innovation de la technologie et
à l'existence du marché. Mais, pour Denis Champenois, si ces critères
suffisaient il y a encore un an, il faut aujourd'hui les réajuster aux
nouvelles conditions du marché : « L'intérêt de la technologie ne suffit plus
et les aspects de réduction des coûts et d'apport de gains offerts par une
technologie doivent passer par la capacité de financement du marché visé. »
Denis Champenois, Dg d'Innovacom
1. Quelle sera votre politique d'investissement en 2002 ?
Le volume d'investissement sera le même qu'en 2001, mais nous financerons moins de sociétés. Ce qui veut dire que nous nous attarderons plus sur les premiers tours de table.
2. Peut-on parler de crise du capital-risque ?
Le surinvestissement en innovation au cours de l'année 2000 a entraîné un excès d'offres par rapport à la demande des entreprises, mais nous vivons davantage une phase d'ajustement aux nouvelles conditions du marché qu'une crise véritable.
3. Quels sont les enseignement à en tirer ?
En premier lieu, il est impératif de valider les prévisions commerciales d'une entreprise. Ensuite, il ne faut plus mettre le paramètre des recettes publicitaires comme vecteur de rentabilité et ne pas faire aveuglément confiance aux projections des analystes macro-économiques car on est parfois dérouté par leur optimisme. Enfin, ne jamais retirer ses billes d'un marché sous prétexte qu'il n'est pas en excellente santé car ces phénomènes sont cycliques.
4. Si l'on vous dit e-commerce. Que répondez-vous ?
C'est le commerce de demain.
5. Qualifiez la période de la bulle spéculative.
Une euphorie un peu vaine.
6. De quelle couleur sera l'année 2002 pour le capital-risque ?
Orange, évidemment.
Pierre Sissmann, président de CyberCapital
1. Peut-on parler de crise du capital-risque ?
Non, bien que les délais de cycle de vie des sociétés en portefeuille se soient rallongés.
2. Quel regard portez-vous sur le phénomène de la bulle internet ?
Ce fut une période de démence totale, excessive et incompréhensible. Le positif dans tout cela, c'est que le capital-risque français est devenu une véritable industrie en peu de temps.
3. Peut-on encore parler de révolution internet ?
Oui. Il y a eu fracture du marché. Les comportements sont profondément modifiés par l'usage du média.
4. Quel conseil donneriez-vous à un porteur de projet ?
De continuer à rêver, mais en gardant bien les pieds sur terre.
5. Quel est l'avenir, selon vous, de l'économie internet ?
Elle prend sa place, tranquillement, mais sûrement.
Christian Waldvogel, responsable d'investissement chez Viventures Partners
1. Peut-on parler de crise du capital-risque ?
Difficile à dire car l'effet de l'éclatement de la bulle spéculative sur les investissements réalisés depuis deux ans ne s'est pas encore manifesté pour tous puisque nous ne levons pas les fonds à échéances fixes. La répercussion est certaine, mais elle ne se manifestera que lorsqu'il faudra lever de nouveaux fonds.
2. Qu'est-ce qui a changé depuis l'e-krach ?
Avant, tout le monde se focalisait sur l'amorçage car les délais d'introduction en bourse étaient très courts. Actuellement, la visibilité de sortie est moindre, alors qu'il existe de belles opportunités de plus-value en fin de tours. Il est donc évident que les capitaux-risqueurs s'y intéressent.
3. Comment qualifieriez-vous la période d'euphorie qu'a connue Internet ?
Dynamisante.
4. Quel avenir pour le capital-risque en France ?
A moyen terme, il y aura une professionnalisation du métier qui passera obligatoirement par le filtre des capitaux-risqueurs. Ce qui signifie qu'il y aura un phénomène de décantation semblable à celui que l'on a observé dans le domaine des start-up internet. Car ce n'est pas un métier de consolidation et environ 30 % des acteurs actuels sont appelés à disparaître.
Régis Saleur, directeur associé de SeeftVentures
1. Comment jugez-vous la désaffection de l'amorçage ?
Cela ne me réjouit pas, mais c'est très sain dans la mesure où cela évite les survalorisations folles. En revanche, le deal flow est nettement plus bas et, contrairement à ce qu'affirment mes confrères, la qualité des dossiers n'est pas meilleure qu'auparavant.
2. Quel bilan tirez-vous de la période durant laquelle la bulle internet était à son comble ?
Nous avons assisté à un phénomène d'hystérie collective. Je pense que les investisseurs ont misé sur la paranoïa des grands groupes pour faire monter la mise, en présentant les valeurs internet comme une révolution menaçante.
3. Peut-on parler de crise du capital-risque ?
Actuellement, nous vivons un autre excès, mais de prudence. Mais je suis prêt à parier que nombre d'investisseurs commettront les mêmes erreurs si l'occasion se présente. Le prochain secteur en cause pourrait bien être celui des biotechnologies.
4. Si l'on vous dit e-commerce. Que répondez-vous ?
Très pratique, j'en raffole, mais ce n'est jamais que de la vente par correspondance.
5. Internet mobile ?
Flop sans avenir.
6. De quelle couleur sera l'année 2002 pour le capital-risque ?
Verte, comme le dollar ou comme l' espoir.