Pour gérer vos consentements :

L'Inde, nouvel eldorado des marques ?

Publié par Emmanuelle Serrano le - mis à jour à

Le besoin d'atténuer leur exposition à la supply chain asiatique après la crise sanitaire, le ralentissement de la croissance économique de la Chine, où la consommation se tasse, ainsi que la recomposition des alliances géopolitiques liée au conflit en Ukraine exigent des marques qu'elles s'intéressent de plus près à la croissance de l'Inde. Là-bas, le marché du retail devrait passer de 690 milliards de dollars en 2021 à 2 000 milliards de dollars d'ici 2 032. Coup de projecteur sur ce pays multiculturel à l'économie décentralisée, où les marques avancent néanmoins à pas comptés.

L'étoile des enseignes en Chine brille d'un éclat un peu moins fort. Un article du Monde du 12 juillet soulignait les difficultés rencontrées par Ba&sh, l'enseigne de mode féminine surfant sur la mode d'un « luxe vestimentaire accessible ». Celle-ci n'est pas seule à devoir affronter les aléas du marché chinois. Un groupe comme SMCP, propriétaire de Sandro, Maje et Claudie Pierlot, a ainsi « fermé une dizaine de boutiques au cours du trimestre et a programmé 100 fermetures principalement en Chine sur les deux prochaines années », nous apprend également le quotidien Le Monde.

Des partenariats avec des acteurs clés de la distribution locale

Face au ralentissement de la Chine, dont les performances économiques ont déçu en 2023 avec des exportations, en recul pour la première fois depuis 2016 (- 4,6 %), les enseignes s'intéressent de plus près au marché indien. Reliance Brands Limited et SMCP ont ains conclu fin novembre 2023 un partenariat exclusif permettant à Maje et Sandro d'entrer dans le paysage dynamique de la mode indienne. Cette collaboration marque une étape importante dans la stratégie d'expansion mondiale de SMCP, Reliance Brands étant le distributeur exclusif de Sandro et de Maje en Inde. Fin 2023, le chausseur de luxe Louboutin s'est associé à Aditya Birla Fashion and Retail Limited (ABFRL), groupe de mode indien exploitant un réseau de 3 500 magasins. Le but ? Créer une société commune paritaire, permettant à la griffe française de s'agrandir sur ce marché au fort potentiel. Autre exemple, la marque de vêtements et d'accessoires haut de gamme Tory Burch a ouvert en avril dernier un nouveau flagship à Mumbai avec Reliance Brands Limited. C'est la deuxième boutique pour l'enseigne. Elle est située dans le Jio World Plaza, complexe commercial servant aussi de point de repère culturel et commercial dans le complexe Bandra Kurla (BKC), l'un des principaux quartiers d'affaires de Mumbai. Hermès qui a ouvert une boutique au même endroit au printemps 2024 rencontre un franc succès.

« En 2023, l'augmentation de la surface des centres commerciaux en Inde a été la plus importante jamais enregistrée sur une année et elle a dépassé la valeur cumulée enregistrée sur les trois années précédentes », fait remarquer d'entrée de jeu Laure de Carayon, fondatrice de la société de conseils Asia Loopers. En Inde, les deux tiers du PIB sont tirés par la demande intérieure. L'économie numérique devrait représenter 20 % du PIB d'ici 2025. Un membre de la génération Z sur cinq dans le monde vit en Inde et d'ici 2047, c'est là que l'on y trouvera 20 % de la classe moyenne mondiale. Selon le rapport Decoding India's Shopping Frenzy (1), élaboré par Asia Loopers, le taux de pénétration du commerce électronique de détail devrait atteindre 10,7 % en 2024. Un marché digital qui devrait accueillir près de 700 millions d'acheteurs d'ici 2032. L'Inde est le 2e pays au monde où les ventes du retail online connaissent la croissance la plus rapide. Malgré ces chiffres qui donnent le vertige, il faut garder la tête froide. « L'e-commerce représente juste 7,8 % du retail total alors que c'est 46,3% en Chine, donc nous n'en sommes qu'au début du livestream commerce » confiait néanmoins Kishore Thota, director, customer experience et marketing chez Amazon India, en 2022 à La Revue du Digital. L'Inde, comme la Chine ou les USA, a sa "fête du shopping" (Single's Day en Chine, le Cyber Monday et le Black Friday aux États-Unis) : le Diwali ("fête des lumières" en hindi), l'équivalent du Noël occidental, dont les ventes sont de bons indicateurs de la santé de l'économie indienne.

Chose sûre, selon le rapport d'Asia Loopers, la décennie actuelle sera celle de la massification et d'une plus grande fidélité, grâce à l'évolution des profils de consommateurs et des zones géographiques, des business models, de la logistique et des méthodes de paiement. La digitalisation dans l'univers des paiements est favorisée par des services publics clés, telle que IndiaStack, qui fera passer l'Inde d'une économie "prépayée" à une économie "postpayée", le système de paiement instantané UPI (Unified Payments Interface) ou l'ONDC (Open Network for Digital Commerce) pour le commerce électronique, afin d'accélérer l'essor de l'Inde rurale, qui constitue déjà l'essentiel de son économie. En France, le 12 juillet, les Galeries Lafayette ont annoncé officiellement l'acceptation du moyen de paiement UPI, via un partenariat avec Lyra, pour faciliter leurs achats aux consommateurs indiens de passage à Paris.

Un sous-continent indien qui exige un travail d'approche approfondi

Mais attention, l'Inde (2) ne sera pas la prochaine Chine. Elle ne suivra pas sa trajectoire économique, ni sa fulgurante "décennie d'or (numérique)". Les grands retailers indiens, qui viennent au digital, n'ont pas été des pure players comme ont pu l'être des Tencent ou des Alibaba. Mais certains acteurs, notamment du côté des prestataires de services, ont travaillé aussi en Chine pendant de nombreuses années comme les fondateurs de Fugumobile, agence de marketing digital. « Les Indiens avec leur culture notamment dans le domaine de l'ayurveda ont beaucoup à apporter au secteur de la cosmétique et de la beauté, comme on l'a vu avec le succès de la « K-Beauty » (beauté coréenne). D'ailleurs L'Oreal Bold, Estée Lauder New Incubation Ventures (NIV), chargés des investissements des groupes éponymes, ou bien encore des acteurs comme le groupe Puig ont procédé très tôt à des prises de participation en Inde, avant d'en faire de même en Chine », relève Laure de Carayon.

« Il y a aussi des barrières à l'entrée spécifiques », rappelle Laure de Carayon. « Peu de marques s'expriment encore sur l'Inde, elles sont très demandeuses d'informations. Il y a un travail de pitching et de sélection des partenaires sur place qui est en cours. Les choses sont en train de se monter, comme on le voit avec le partenariat entre Reliance et Sandro, par exemple », ajoute-t-elle. Une enseigne de la mode internationale abonde dans ce sens. « L'Inde est un marché à fort potentiel et unique en son genre, je pense notamment aux codes vestimentaires lors des occasions de célébration [...] Bien qu'Ermenegildo Zegna aborde le marché avec des modèles de vêtements et des matériaux distincts, j'admets qu'une marque "étrangère" peut buter sur certaines limites l'empêchant de bien évaluer et répondre à certaines de ces demandes spécifiques », observe Gildo Zegna, PDG de Zegna à propos du marché local.

En Inde, tout reste à faire mais les dirigeants talentueux, ayant déjà "roulé leur bosse" à l'étranger par ailleurs, ne manquent pas. Fondée par des anciens de Puma, l'enseigne Capsul est un retailer on- et offline de streetwear, multimarques. Elle a trois magasins (Ahmedabad, Mumbai et Bangalore) « avec des positionnements prix que l'on pourrait voir dans le quartier du Marais à Paris », souligne Laure de Carayon. Côté canaux de vente, les réseaux sociaux type Instagram, Facebook et plus particulièrement WhatsApp Shopping, exercent aussi une traction importante. » Le social commerce et le live commerce sont également en fort développement, les Indiens ayant déjà développé chez eux 3 ou 4 équivalents du TikTok chinois.

La Chine d'il y a 10 ans...

Ykone fait partie des agences de marketing d'influence qui ont acquis une certaine expérience en matière d'onboarding des marques dans la zone APAC et notamment en Inde. « Pour opérer sur le marché indien, nous avons fait le choix de faire l'acquisition d'un acteur local et le bureau Ykone India a été ouvert en 2021 à Mumbai », explique Julien Gaubert-Molina, partner et CEO Asia d'Ykone. Ykone Indiacompte parmi ses clients Veuve Clicquot et Lalique, par exemple. Julien Gaubert-Molina vient de l'univers du luxe. Après avoir travaillé pour Hermès à New York et à Paris et participé au lancement des premiers sites d'e-commerce d'Hermès, Il a rejoint l'univers des agences. Il a notamment travaillé chez Same same but different, agence de création publicitaire et digitale spécialisée dans le luxe et les marque premium, fondée en 2010 par Michel Campan, un ancien directeur marketing CRM, internet et e-commerce, passé chez Hermès, Lancôme et Dior Couture et rachetée en 2015 par Dentsu Aegis Network. Il y a un peu plus de trois ans, en janvier 2021, il a été recruté par l'agence de marketing d'influence Ykone (300 personnes et 15 bureaux dans le monde) pour lancer ses activités en Asie. Pour mémoire, Ykone a pour actionnaire de contrôle le groupe saoudien BinDawood Holding, spécialisé dans la grande distribution en Arabie saoudite.

partner et CEO Asia d'Ykone

Il est compliqué de prévoir les investissements des grands groupes en Inde. Il y aura certainement pour eux des enseignements à tirer des erreurs commises en Chine pour éviter de les reproduire en Inde. Ils dépendront aussi de la manière dont le gouvernement indien facilitera et encouragera ces investissements. Il faudra aussi que les infrastructures soient améliorées et que les chantiers avancent vite (ex : projet de métro aérien à Mumbai). « En comparaison de la Chine qui a fait pousser des villes comme Shenzhen en cinq à dix ans, l'Inde a encore du chemin à parcourir. La Chine il est vrai a une organisation gouvernementale, qui fait que lorsque les décisions sont prises, elles sont appliquées immédiatement », observe le CEO Asia d'Ykone.

« Ces deux dernières années, en allant en Inde, j'ai eu l'impression de redécouvrir la Chine d'il y a 10 ans. Les nouvelles générations d'Indiens sont complètement libres en matière de créativité, ils s'expriment. De plus, ils ont l'atout d'avoir une culture de l'entertainment, au travers de Bollywood mais pas seulement, extrêmement festive, positive et colorée. Dans l'univers de la consommation, selon moi, cela ne peut que fonctionner », conclut-il.

(1) Pour en savoir plus sur l'Inde et déchiffrer son marché, cliquez ICI

(2) Asia Loopers a organisé en juin la China//India Conference, version augmentée de 10 ans de China Connect complétée de 3 ans d'analyse du marché Indien