Jacques Creyssel : "La perte d'activité pour les seuls commerces en France est estimée entre 50 et 60 milliards d'euros"
Publié par Dalila Bouaziz le | Mis à jour le
Le dirigeant de la Fédération du commerce et de la distribution (FCD) revient sur la crise sanitaire à laquelle a fait face la grande distribution et les commerçants. L'occasion également de décrypter les grands enjeux du secteur tout en prenant position sur les sujets sensibles du moment.
Quels enseignements tirez-vous de cette crise sanitaire pour le commerce ?
La crise a d'abord mis en valeur le rôle fondamental des distributeurs pour assurer l'approvisionnement alimentaire des Français et la capacité des acteurs de la chaîne à travailler ensemble, en lien étroit avec les pouvoirs publics, pour assurer cette mission de service public. Résultat, la chaîne alimentaire a tenu, même au plus fort de la crise : aucune pénurie n'a été enregistrée, les ruptures ont été limitées, et surtout, aucun magasin n'a fermé.
La crise a ensuite révélé le caractère indispensable de la complémentarité entre commerce physique et e-commerce.
Si le " tout digital " n'est certainement pas l'avenir auquel nos sociétés doivent aspirer, il devient néanmoins de moins en moins envisageable pour les commerces, peu importe leur taille, d'avoir une activité uniquement physique. L'omnicanalité est ce qui a permis à certains petits commerces de supporter en partie la crise, grâce à leur activité de vente en ligne. Cette crise a enfin mis en évidence des sujets de souveraineté dans le domaine alimentaire, mais aussi pour d'autres produits tels que les médicaments ou les masques. Cette forte dépendance vis-à-vis d'autres pays, notamment extra-européens, pose le problème de nos coûts de revient, comme celui de la capacité des consommateurs à accepter d'éventuels surcoûts.
Quelles sont les réponses à apporter aux difficultés des commerçants et distributeurs ?
La plus grande partie des commerces non-alimentaires a été administrativement fermée pendant deux mois, avec un chiffre d'affaires souvent réduit à néant. La perte d'activité pour les seuls commerces en France est au total estimée entre 50 et 60 milliards d'euros en 2020. Cette situation est d'autant plus compliquée que le commerce a déjà connu deux années difficiles, avec le mouvement des gilets jaunes, puis celui de la réforme des retraites, à chaque fois au moment des fêtes de fin d'année, cruciales pour l'activité économique.
Face à cette situation, il faut absolument utiliser tous les leviers disponibles. D'abord relancer la demande pour faire repartir la machine et éviter une crise majeure et durable. La mise en oeuvre d'écochèques, sur le modèle belge, aidant les ménages à financer leurs achats de produits et services écologiques (produits et services économisant l'eau et l'énergie, ou d'isolation, produits électroménagers à faible consommation électrique, produits sous label bio...) est un des leviers qui peut permettre de transformer une partie de l'épargne en consommation. De même, la possibilité d'ouvrir sans entrave les magasins le dimanche devient indispensable pour aider à la relance de la consommation. Ensuite l'investissement, en donnant la priorité au développement de l'omnicanalité des magasins. Enfin, la baisse des coûts, sous forme d'une baisse extrêmement forte des impôts sur la production (CF, TF, Tascom, CVAE, C3S, TEOM). C'est une priorité majeure qui était déjà soulevée avant la crise.
L'e-commerce alimentaire devient un nouvel enjeu de conquête pour la grande distribution, qu'en pensez-vous ? Et comment avez-vous vu cette forte croissance lors du confinement ?
La crise que nous traversons a été un accélérateur de croissance pour l'e-commerce des enseignes alimentaires : pendant les 8 semaines de confinement, la croissance de leurs ventes via la livraison à domicile et le drive a atteint 76%, par rapport à la même période l'année précédente. Cet attrait pour ce mode de consommation va sans doute perdurer, même si, depuis le déconfinement, les consommateurs retrouvent également le chemin de leurs commerces physiques, qu'ils soient alimentaires ou non-alimentaires, et c'est une très bonne chose. Pour que les commerces puissent répondre à ces nouvelles attentes en proposant un commerce véritablement omnicanal, il est nécessaire que les pouvoirs publics leur en donnent les moyens. Cela passe notamment par le déploiement d'un vrai plan pour l'omnicanalité, comprenant à la fois des aides directes aux commerces, petits et grands, et des investissements majeurs dans le développement des réseaux 5G, pour permettre à tous les clients et tous les magasins d'avoir accès à un réseau optimisé. Cela demande aussi de libérer les investissements des entreprises, via la baisse de la fiscalité évoquée précédemment.
La taxe Gafa sera finalement appliquée cette année, une bonne nouvelle pour le commerce français ?
La taxe Gafa est un signal, qui traduit une première prise de conscience par les pouvoirs publics de la nécessité d'instaurer une vraie égalité des conditions de concurrence entre les pure players et les acteurs français du commerce physique et omnicanal. Il est de moins en moins supportable que certains grands acteurs transnationaux ne respectent aucune des règles existantes en matière sociale, fiscale ou juridique.
Mais notre problème, ce n'est pas d'inventer des impôts nouveaux, c'est de baisser la charge qui écrase aujourd'hui le commerce en France, quel que soit sa taille ou sa forme. Le seul total des impôts de production peut ainsi représenter jusqu'à 10% de la valeur ajoutée d'un magasin, ce qui est totalement confiscatoire. Notre priorité est donc d'abord la suppression d'impôts spécifiques comme la Tascom et le plafonnement global des impôts de production sur notre secteur. Il faut être conscient que les seuls gagnants de la crise sont les GAFAM et les BATX (géants du Web chinois). Alors que tous les commerces sont fragilisés, ces grands acteurs transnationaux en sortent au contraire renforcés, avec des capitalisations boursières qui ont augmenté de l'ordre de 30%. Un vrai plan de relance et de soutien au commerce est nécessaire si l'on ne veut pas voir disparaître nos commerces face à ces géants.
Les propos de la suite de cette interview ont été recueillis avant la crise sanitaire pour notre magazine print Ecommercemag de mars dernier.
Vous vous battez pour une fiscalité plus équitable, notamment vis-à-vis des grandes plateformes de commerce en ligne américaines et chinoises, est-ce un combat vain ?
Nous avons lancé ce combat, il y a cinq ans, et aujourd'hui nous nous réjouissons qu'il soit relayé au plus haut niveau, puisque les chefs d'État se sont saisis de ce sujet fondamental. Le commerce physique est au coeur de plusieurs enjeux de société majeurs, notamment l'emploi et la vie des villes. Nous avons tout intérêt à ce que puissent coexister un modèle de magasin physique omnicanal et d'autres types de plateformes. Or, certains vendeurs sur les marketplaces ne respectent pas les lois en vigueur, par exemple en matière de TVA, même si cela est en train d'évoluer au niveau européen. Nous nous battons également sur la fiscalité locale : les plateformes en ligne n'ont pas ou peu de magasins, donc moins de mètres carrés, tandis que la fiscalité du commerce est historiquement assise sur des éléments physiques. Ainsi, ces plateformes ne paient pas la Taxe sur les surfaces commerciales (Tascom) de 1,3 milliard d'euros, et ne sont que faiblement assujetties à la fiscalité locale. Nous devons donc progressivement passer d'une fiscalité sur les stocks à une fiscalité sur les flux, de façon à ce que chacun participe équitablement au financement de la collectivité. Cette égalité est primordiale : pour les magasins, le total des taxes foncières et locales équivaut à un ou deux points du chiffre d'affaires, soit plus que leur marge nette. Enfin, des acteurs comme Amazon continuent à abuser de leur position, en travaillant systématiquement à perte sur certains marchés, et en finançant ce déséquilibre grâce au cloud et à la publicité. Nous souhaitons que le droit de la concurrence soit adapté pour interdire de tels mécanismes de prédation.
De nouvelles enseignes discount sont apparues dans le paysage français, comme Normal ou Action, et se portent bien...
Le modèle de la consommation est en plein bouleversement. Les consommateurs sont prêts à acheter des produits moins chers, le modèle d'Action, et en même temps ils achètent des articles de qualité supérieure, notamment dans le domaine de l'alimentaire via une montée en gamme. Dans l'habillement, nous assistons plutôt à une baisse des prix et des volumes, un modèle destructeur de valeur. Tout cela pose une série de questions. Par exemple, Normal a inauguré trois magasins en France, et vend des articles de grandes marques internationales à des prix entre 30 et 40 % inférieurs à ceux des distributeurs français, en allant jusqu'à proposer des produits encore non référencés. L'écart de prix s'explique par des achats " parallèles " en Europe. Alors que nous assistons à une remise en cause des fournisseurs - qui parfois nous critiquent sur nos prix jugés trop faibles - , ils vendent parallèlement les mêmes produits 30% moins chers en Pologne ! Rien ne justifie un tel écart.
L'ouverture des magasins en soirée et le dimanche après 13 h pose débat, quel est votre point de vue ?
Pour être compétitifs, les magasins physiques doivent offrir des services et le premier d'entre eux est d'être ouverts. Nous constatons, notamment dans les grandes villes, que les consommateurs privilégient le soir et le dimanche pour leurs courses car ils rentrent tard à leur domicile. L'ouverture des magasins le dimanche matin existe depuis 1906. Néanmoins, cette loi est régulièrement remise en cause au niveau local par des élus ou des associations. Les distributeurs sont donc contraints à des contentieux juridiques, qu'ils gagnent souvent.
À Paris, de nombreux magasins sont ouverts le dimanche après-midi. Nous voulons que cela soit sanctuarisé. L'objectif n'est pas que tous les magasins soient ouverts tous les dimanches après-midi, mais qu'ils puissent l'être là où la demande des clients est forte. À noter, ces deux paradoxes français : le dimanche après-midi, la livraison est possible et la loi autorise l'ouverture des magasins uniquement s'il n'y a pas de salariés. Le dimanche devient, par ailleurs, la journée la plus importante en termes de chiffres d'affaires pour les magasins alimentaires de proximité. Le samedi est de plus en plus consacré aux activités sociales et culturelles. Sur les ouvertures en soirée, non interdites par la loi, une jurisprudence de la Cour de cassation les a remises en cause. Nous demandons que le droit vienne confirmer le principe et l'usage dans les grandes villes .
De nombreux distributeurs travaillent sur l'encaissement mobile, sans passage en caisse, quel est votre avis ?
Les consommateurs doivent avoir la possibilité, s'ils le souhaitent, de payer de manière rapide, mais aussi de pouvoir discuter avec un hôte ou une hôtesse de caisse. Nous sommes un métier de contact humain. Le rêve du commerçant n'est certainement pas une déshumanisation totale de son activité. Encore faut-il que les conditions juridiques et économiques nous le permettent.
La formation des employés est-elle une préoccupation majeure pour les distributeurs français comme aux États-Unis ?
Les enseignes françaises investissent beaucoup dans la formation des collaborateurs. Néanmoins, la différence fondamentale concerne le coût du travail. Cela joue d'autant plus que la situation économique du commerce est moins favorable que par le passé. Le problème actuel de nombreux distributeurs est celui de faire évoluer les compétences, dans un contexte où l'évolution globale de l'emploi risque d'être négative. Aujourd'hui, les rayons qui continuent de gagner de l'argent sont ceux qui ont peu de services. Dès que ceux-ci sont plus importants, les marges deviennent négatives, comme sur la boucherie, la poissonnerie... ...L'enjeu est de favoriser l'évolution des emplois à l'intérieur des points de vente tout en maintenant un minimum de rentabilité pour faire face à la concurrence des nouveaux acteurs.