Dominique Schelcher, Coopérative U : "Résister dans l'action, ne jamais se résigner"
Publié par Elsa Guerin le - mis à jour à
Dominique Schelcher, patron de la coopérative U, vient de publier aux éditions de l'Aube son second ouvrage, "Le Bonheur est dans l'action". Cet abécédaire s'adresse à tous ceux qui s'interrogent sur le monde de l'entreprise : managers, leaders, entrepreneurs. De la notion d'"escalier social" à celle du "roman", il partage avec le lecteur les conseils qui ont forgé sa pensée tout au long de sa vie. Rencontre avec l'auteur.
Pourquoi avoir choisi la forme de l'abécédaire ?
Je suis un passionné de dictionnaires, un véritable dicopathe. Je les collectionne, j'en ai des centaines. J'avais donc depuis longtemps en tête de réaliser non pas un dictionnaire, mais un abécédaire. Cette forme est accessible : on n'est pas obligé de lire le livre de A à Z, on peut y piocher, y revenir librement. Je trouve ce format particulièrement adapté à notre époque, où l'on vient aux textes quand on le souhaite.
Avez-vous pensé à l'abécédaire de Gilles Deleuze en l'écrivant ?
Oui, mais aussi à de nombreux autres abécédaires, qui s'écrivent parfois comme le journal d'une vie. Ce qui n'était en l'occurrence pas mon intention : je voulais qu'il s'agisse d'un abécédaire professionnel consacré à l'entreprise. Mais force est de constater que beaucoup de lecteurs me disent y découvrir également une part de mon histoire personnelle.
Vous insistez, dans votre ouvrage, sur l'importance de ne pas avoir peur de passer à l'action. Quels sont vos conseils pour s'assurer que cette action sera "juste" ?
Nous évoluons au sein d'un monde précaire, volatil et incertain. Il nous faut donc être en état d'alerte permanent pour capter tous les éléments de notre environnement. Cela vaut aussi pour le secteur de la grande distribution : il faut identifier les signaux faibles qui pourraient, demain, impacter notre modèle. Il y a quelques années, nous connaissions moins d'instabilité ; nous avions le temps d'élaborer une stratégie, puis d'y revenir. Aujourd'hui, nous passons d'une crise à une autre, ce qui nous oblige à identifier les signaux, savoir les traiter, les hiérarchiser - car ils n'ont pas tous la même importance - puis à prendre des décisions les plus argumentées possible.
La difficulté de notre période actuelle est que tout va très vite et que nous sommes submergés d'informations. Le rôle du leader consiste à effectuer cette synthèse et à mettre en oeuvre les décisions prises. Il doit rester constamment à l'affût pour ne pas se tromper et permettre à son entreprise de rester performante.
À l'entrée "entreprise", vous écrivez : "Les trois critères privilégiés pour étudier le potentiel de succès d'une entreprise sont : son management, son management, son management." Quel constat portez-vous sur l'évolution du capital humain ces dernières années ?
Nos façons de travailler ont fortement évolué ces dernières années, en particulier après le Covid, qui a conduit chacun à s'interroger sur le sens de son travail et de sa mission. L'enquête Workmonitor 2025 : A New Workplace démontre que 85 % des salariés placent l'équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle en tête de leurs préoccupations, devant même la rémunération, qui arrive juste après. Ce phénomène est encore plus marqué chez les jeunes salariés. Fait encore plus surprenant : plusieurs études montrent que le rôle de manager ne fait plus rêver. Certains salariés refusent des promotions, expliquant que cela représente une trop grande charge mentale. C'est un phénomène nouveau, où l'on dit non à des responsabilités supplémentaires. Nous devons donc nous remettre en question pour répondre à ces nouvelles attentes.
Face à ce constat, le rôle du manager devient d'autant plus essentiel. Il lui incombe de rappeler pourquoi l'on travaille ensemble, d'assurer que le cap est suffisamment clair pour tous et que le projet reste solide. C'est au quotidien que le sens doit être réaffirmé afin de mobiliser les équipes et atteindre des résultats.
Le manque d'autonomie est également souvent souligné par les salariés...
Redonner de l'autonomie à chacun ne peut se faire qu'avec de la confiance. La confiance représente une valeur cardinale au sein de la coopérative U. Je recrute des personnes en qui j'ai confiance et qui me rendent cette confiance, ce qui me permet de leur donner des responsabilités. Quelle que soit la fonction, lorsque la confiance est là et que les personnes sont bien formées, l'autonomie peut exister. Comme je l'écris dans l'ouvrage : la confiance est une valeur socle de tout projet d'entreprise. Il est impossible de construire ensemble sans une confiance réciproque.
À "Commerce", vous écrivez : "Un métier passion, un métier différent chaque jour, un métier qui suppose d'aimer, d'écouter et de respecter ses clients avant tout." Face à l'essor de l'intelligence artificielle, vous prônez un retour à l'humain...
Oui. Le commerce qui réussira demain sera un commerce humain. J'espère que notre intelligence humaine résistera à celle artificielle. Bien sûr, nous utilisons l'IA chez U, et elle nous aide, mais la clé du commerce de demain, je le répète, c'est l'humain : ce sont de bons bouchers, de bons hôtes de caisse, de bons boulangers, etc. Il ne faut pas négliger ces métiers traditionnels, car ce sont eux qui attirent les consommateurs. Nous vivons dans une société de plus en plus individualiste, où chacun a tendance à se replier sur soi. Pourtant, tout le monde aspire à retrouver un lieu de vie. Mais pour cela, il faut du contact, le bon conseil. J'en suis convaincu : tous ceux qui pratiquent un commerce humain perdureront demain.
Le contexte géopolitique et économique difficile peut influer sur le moral des consommateurs et des commerçants. Que faire contre la résignation ?
Ce livre est là pour ça : résister dans l'action. Il ne faut jamais se résigner. Je n'aime pas spécialement la boxe, mais j'y ai consacré une place dans l'ouvrage pour l'image du boxeur qui remonte sur le ring. C'est un état d'esprit : rester dans le combat. Il ne faut jamais rien lâcher, rester debout malgré la difficulté. Nous avons toujours des raisons d'espérer. Le rôle du leader est justement de les partager, de donner du sens et une vision positive pour embarquer les gens. Il a une véritable responsabilité, surtout dans cette période anxiogène, celle de donner la force d'avancer et de s'adapter.
Il n'y a pas d'entrée "bonheur" dans votre abécédaire. Pourquoi ? Peut-on se permettre de vous demander votre définition du bonheur ?
En effet, il n'y a pas d'entrée "bonheur" dans ce livre. Pour cela, il faudra attendre un ouvrage encore plus personnel. Je n'oublie pas que ce livre s'adresse principalement aux jeunes en entreprise, et il demeure résolument axé sur l'action. Toutefois, pour vous répondre, je vous renvoie à l'épilogue et à cette citation d'Aristote : "Tu connaîtras la justesse de ton chemin à ce qu'il t'aura rendu heureux." Pour moi, le bonheur, c'est cela : un chemin qui rend heureux, une trajectoire de l'esprit tout au long de la vie.
Vos références vont de Steve Jobs à Épictète, en passant par Jean-René Huguenin. Cela différencie votre texte d'autres ouvrages davantage axés sur le coaching ou le développement personnel...
J'ai en effet souhaité partager une certaine hauteur de vue, nourrie par mes différentes lectures. Je voulais transmettre ces références qui m'ont accompagné tout au long de mon parcours professionnel - et, il faut bien le reconnaître, personnel. En préambule, j'ai choisi de citer Joseph Schumpeter : "On n'a servi à rien tant qu'on n'a pas apporté quelque chose dans la vie des gens." C'est cette idée que je poursuis avec ce livre : transmettre ce qui m'a été utile. Par exemple, le journal de Jean-René Huguenin, un auteur français trop méconnu, m'accompagne depuis que je l'ai découvert par hasard chez mon libraire lorsque j'avais une vingtaine d'années. Il y a une urgence à partager ce qui est beau.