Rémy Oudghiri (Sociovision) : "Les consommateurs sont en quête de repères"
Publié par Marie-Juliette Levin le - mis à jour à
Comment les Français s'adaptent-ils à la situation économique ? Quel est l'impact de l'inflation sur les comportements des consommateurs ? Commentles marques sont-elles touchées ? Autant de sujets qui questionnent Rémy Oudghiri, directeur général de Sociovision (groupe Ifop), dont la mission est de donner du sens et décrypter les évolutions de la société pour se projeter dans l'avenir.
Quel est l'impact de l'inflation, qui dure, sur les modes de consommation des Français ?
Cette inflation qui dure est historique, il faut remonter aux années 1970 pour trouver un phénomène de hausse des prix d'une intensité comparable. Elle touche la consommation de la plupart des Français. D'une manière générale, les Français se sont adaptés à la situation. On observe des changements de comportement dans la plupart des milieux sociaux. Les plus touchés se recrutent sans surprise au sein des milieux populaires. Ils sont encore plus angoissés que d'habitude de terminer le mois sans tomber dans le rouge. Vivant à l'euro près, ils privilégient encore davantage les marques premiers prix, se ruent dans les magasins low cost et recherchent encore plus les promotions. Il leur arrive souvent de se priver, en supprimant certains repas par exemple. Les plus précaires d'entre eux vont s'approvisionner dans les banques alimentaires. Les classes moyennes sont de plus en plus obligées d'arbitrer. Cela se traduit par une consommation accrue de marques de distributeurs au détriment des marques nationales. Elles diffèrent certains achats et trouvent dans la seconde main un circuit leur permettant d'acheter moins cher. Elles préparent plus souvent leurs plats elles-mêmes, pour éviter d'aller au restaurant. Et elles ont arrêté, pour beaucoup, de consommer bio. Le mouvement de démocratisation des produits écologiques s'est arrêté net. Les classes moyennes supérieures tentent de préserver leur niveau de dépenses mais, prudentes, il leur arrive de réduire leurs achats de produits bio. Elles vont moins souvent au restaurant ou, quand elles s'y rendent, elles suppriment l'entrée ou le dessert.
Observez-vous de nouveaux comportements et auprès de quels publics ?
L'antigaspi monte en puissance dans ce contexte de crise. Par exemple, cuisiner les restes est un comportement qui ne cesse de progresser : 40 % des Français le font contre 21 % il y a dix ans. Consommer des produits dont la date limite est dépassée est de plus en plus fréquent : 36 % des Français le font en 2023 contre 20 % dix ans auparavant. Ainsi, une "écologie du portefeuille" sort renforcée de cette période. Réduire sa consommation, c'est réduire ses dépenses, et c'est aussi moins gaspiller. On chauffe moins son logement ou on chauffe à des températures moins élevées. On lave son linge ou sa vaisselle aux heures creuses pour faire des économies.
Et en Europe, quelle est la tendance ?
L'inflation est une tendance européenne et on y observe les mêmes conséquences qu'en France. Partout, on constate que la vie quotidienne est de plus en plus chère et cela revient fréquemment dans les conversations des Européens. De fait, le coût de la vie fait partie des préoccupations les plus importantes. C'est la première préoccupation en France et en Espagne, ou la deuxième en Allemagne. À souligner : la situation est la même de l'autre côté de l'Atlantique, aux États-Unis. Il y a un fait frappant qui montre les difficultés rencontrées partout par une partie de la population. En France, comme au Royaume Uni, en Grèce, en Allemagne ou en Espagne, de nombreux distributeurs se sont équipés d'antivols pour les produits alimentaires. Il s'agit d'éviter les vols de viande ou de poisson... cette situation en dit long sur la situation critique que certains traversent : en être réduit à voler des biens de première nécessité.
Quelles sont les opportunités et les risques pour les marques dans ce contexte économique ?
Plus l'inflation dure, et plus il existe un risque que les consommateurs se détournent durablement des marques. De fait, en 2023, on observe une moindre appétence pour l'innovation. Certaines marques sont soupçonnées de profiter de la crise, soit en augmentant leurs tarifs au-delà de la hausse des matières premières, soit en réduisant la taille de leurs portions sans changer les prix. Mais il faut aussi souligner que les marques "plaisir" tiennent toujours le haut du pavé. Dans la période anxiogène que l'on traverse, il est certains petits plaisirs que l'on ne veut pas sacrifier. Enfin, dans cette période trouble, beaucoup regardent en arrière : la nostalgie se porte bien en 2023. Il existe ainsi une réelle opportunité à faire revivre des classiques qui rassurent et rappellent les plaisirs de l'enfance.
Concernant les jeunes, comment s'emparent-ils du sujet de la transition écologique ?
Contrairement à un raccourci qui est régulièrement fait, tous les jeunes ne sont pas sensibles à la cause écologique. Les plus en pointe sur ces sujets sont les plus diplômés et les plus aisés. Ces derniers sont toujours convaincus qu'il est urgent d'agir et certains radicalisent même leurs modes d'action. L'activisme écologique progresse auprès des jeunes, mais il est minoritaire. Une grande partie de la jeunesse est sensible à l'écologie, mais ne consomme pas écologique, faute de moyens. Les produits bio ou équitables demeurent inaccessibles à leur porte-monnaie. En revanche, ils ont adopté la seconde main. Moins pour des raisons écologiques que pour faire des économies. D'ailleurs, dans ce domaine, on note des comportements d'hyperconsommation. Le consumérisme d'occasion reste un consumérisme. La dépendance à la consommation traverse la société et les jeunes n'y échappent pas.
Sortir du modèle de surconsommation n'est-il pas une partie de la solution pour plus de sobriété ?
La plupart des générations actuellement en vie ont grandi dans le cadre de la société de consommation. Les plus jeunes ont connu la société d'hyperconsommation. Nombreux sont ceux qui aspirent en paroles à plus de "sobriété". Ils sont sincères mais, dans les faits, la mise en pratique est plus difficile. 43 % des Français se disent souvent qu'ils devraient acheter moins de choses, mais achètent toujours autant au final. La situation est la même dans les autres pays européens ainsi qu'en Amérique du Nord.
Vous indiquez un besoin de repères de la part des consommateurs. Quel contexte évoquez-vous ?
Les consommateurs sont aujourd'hui en quête de repères dans trois domaines essentiels : un repère prix tout d'abord. Quelle est la véritable valeur des produits ? Un repère sur les produits qui ne sont pas nocifs pour la santé, ensuite. 60 % des Français disent faire attention au NutriScore avant d'acheter un produit alimentaire. Des repères de continuité dans les discours des marques ou des distributeurs, enfin. Les changements de discours, les incohérences perturbent les consommateurs. Après avoir beaucoup parlé d'écologie, on se met à parler de prix. Cet effet conjoncturel, compréhensible vu le contexte, donne le sentiment d'une versatilité qui crée des doutes et de l'inquiétude.
Comment les consommateurs appréhendent-ils l'impact de l'intelligence artificielle sur les marques ou leurs modes de consommation ?
Beaucoup de Français, dans tous les milieux, ont déjà posé des questions à ChatGPT. Cela signifie que, contrairement au métavers, l'intelligence artificielle est entrée dans les foyers. Pour l'instant, elle est avant tout perçue comme un outil d'information, un "super Google". On pose des questions, on a la réponse immédiatement et celle-ci est structurée, claire et semble fiable. Si on se projette dans le futur, c'est dans le domaine de la relation client que l'impact devrait être le plus significatif. C'est en tout cas dans ce domaine que les consommateurs jugent aujourd'hui l'IA le plus utile. Répondre à leurs questions en tant que clients, résoudre leurs problèmes, les orienter au mieux dans l'hyperchoix de l'offre, etc. Mais nous n'en sommes qu'au début. D'autres applications viendront.
Dans quelle mesure cela va-t-il impacter le commerce en ligne ?
Pour répondre à cette question, il est intéressant de regarder ce qui se passe en Chine, car les Chinois sont en avance de quelques années sur les Occidentaux dans ce domaine. En effet, en 2022, les ventes en ligne en Chine ont dépassé les ventes dans les réseaux physiques. Et ce que l'on observe, c'est de plus en plus une intégration de l'IA sur les grandes plateformes de vente.
À l'échelle mondiale, comment le secteur du luxe évolue-t-il ?
L'avenir du luxe est indexé sur l'enrichissement de l'économie mondiale. Les nouveaux riches raffolent des produits statutaires qui signalent leur succès personnel. C'est aussi à leurs yeux un synonyme de modernité et d'accès aux joies du consumérisme XXL. Cela a toujours été un puissant levier pour la consommation de luxe. C'est ainsi que, depuis plusieurs décennies, sa croissance est portée par l'Asie, et en particulier la Chine dont le PIB ne cesse de progresser. La particularité du luxe est qu'il s'adresse à une cible résiliente, qui est à l'abri des difficultés économiques. Aujourd'hui, malgré le ralentissement, sa situation n'est pas en danger. En outre, dans les produits de luxe, il y a souvent une dimension d'investissement qui est une garantie pour le client. Si la conjoncture se dégrade, certaines catégories comme la joaillerie, l'horlogerie ou la maroquinerie de grande qualité ont des avantages à faire valoir.
Pour finir, quels sont les signaux faibles que l'équipe de Sociovision a détectés pour 2024 ?
Ce n'est pas un signal faible, mais c'est une tendance qui se confirme chaque année et qui en dit long sur notre époque. Plus on avance dans le siècle et plus le vintage a les faveurs du public. Le passé a de beaux jours devant lui.