[Tribune] Développement de l'e-commerce en Afrique: une dynamique entre désert économique et jungle digitale
Publié par Sofiane Asfiri (Tallis Consulting) le - mis à jour à
Alors que plusieurs pays d'Afrique subsaharienne constituent des marchés prometteurs pour l'e-commerce, ces régions se heurtent encore à des difficultés d'ordre logistique et structurel.
Avec l'émergence d'une classe moyenne évaluée à 22 millions de ménages et un taux de croissance démographique atteignant 3 à 4% chaque année selon le FMI, les pays d'Afrique subsaharienne présentent des caractéristiques qui en font des marchés prometteurs, mais qui demeurent difficiles à exploiter. Aujourd'hui, cette région constitue une des dernières zones à résister à la croissance de l'e-commerce.
Drainée par les pays d'Afrique de l'Ouest et centrale, lesquels représentent un marché au potentiel colossal pour les entreprises, l'Afrique subsaharienne reste particulièrement hermétique à l'e-commerce. Devenu une évidence à l'échelle mondiale, le paiement en ligne en est encore à ses premiers balbutiements sur cette partie du continent. Face à un taux de bancarisation global inférieur à 20% (chez les adultes de plus de 15 ans) et un taux de pénétration d'Internet avoisinant les 30%, les commerçants peinent à atteindre la grande majorité des consommateurs d'un continent où de nombreux obstacles freinent leur développement.
Un développement freiné par les habitudes des consommateurs et la multiplicité des acteurs locaux
Les populations africaines se sont très tôt tournées vers des moyens de paiement non-conventionnels et, plus particulièrement, vers le paiement mobile. Les règlements par cash et carte n'ont jamais été une option pour nombre de consommateurs qui doivent composer avec la fragilité des systèmes bancaires locaux -provoquant régulièrement des crises de liquidités telles qu'observées en 2016 au Kenya et en RDC- ainsi que leur incapacité à ouvrir des comptes en banque par manque de sources de financements.
Premier marché mondial avec près de 330 millions d'abonnés et un montant global des transactions avoisinant les 20 milliards de dollars en 2017, l'Afrique subsaharienne constitue un marché juteux pour les opérateurs réseau, principaux fournisseurs de ces services de paiement. Une attractivité qui ne manque pas d'attirer près de 140 opérateurs de (paiement par SMS depuis mobile) répartis sur 39 pays, parmi lesquels certains géants se taillent la part du lion: le français Orange, le britannique Vodafone et le sud-africain MTN, comptant respectivement 33 millions, 120 millions, et 168 millions d'abonnés sur la seule année 2016. Des chiffres qui devraient croître car le nombre d'abonnés devrait atteindre 725 millions en 2020.
Le manque d'interopérabilité
La principale difficulté pour les entreprises locales utilisant le canal e-commerce est justement de pouvoir intégrer sur leur plateforme les nombreuses solutions mobiles présentes sur le marché, lesquelles fonctionnent toutes de manière indépendante et sans aucune interopérabilité. Ainsi, chaque commerçant se voit dans la nécessité de signer un contrat par opérateur, ce qui implique des coûts opérationnels qui peuvent s'avérer très onéreux pour nombre de commerçants locaux.
Face à cette situation, ces dernières années ont vu éclore de nombreuses solutions de paiement universelles, créées par des start-up locales pour tenter de relancer la filière. Parmi ces jeunes pousses, Intouch, entreprise sénégalaise dont la solution repose sur l'agrégation de paiements par carte, mobile, virements, cash, et bons d'achats. Fournissant une interface unique pour le commerçant, cette solution permet de se connecter avec tous les opérateurs tout en signant un seul et même contrat. Des initiatives similaires ont été développées en Côte d'Ivoire par Sycapay et en France avec WeCashUp. Ces acteurs espèrent aussi concurrencer les géants Western Union et MoneyGram sur les transferts de devises pour l'Afrique, qui ont été évalués à 65 milliards de dollars en 2017.
Concentration des opérateurs de mobile money en Afrique subsaharienne
Source: GSMA
De nombreuses difficultés endémiques des pays subsahariens se dressent contre le développement de la vente en ligne, en dépit des innovations qui promettent d'en relever le défi technique.
L'Afrique subsaharienne est une région où la chaîne logistique est globalement peu développée, voire inexistante, un inconvénient significatif lorsqu'il s'agit de livrer des biens de consommation. Outre les problèmes de logistique, la livraison de marchandises a peu de chance d'aboutir dans certaines zones peu stables car parfois contrôlées par des groupes dissidents échappant à tout contrôle étatique.
L'e-commerce se confronte aussi au manque de confiance de la part d'une majorité de consommateurs africains, vivant dans des régions où règne une très forte cybercriminalité. Face à cette menace, les principaux sites e-commerce africains tels que Konga et Jumia proposent aux consommateurs effectuant leurs commandes en ligne un service de paiement à la livraison (cash-on-delivery), une pratique encore très largement plébiscitée dans la région. Selon une étude publiée par l'International Data Group Connect en 2013, les cybercrimes auraient coûté près de 500 millions de dollars à l'économie nigériane. Autant de facteurs qui découragent aussi bien les consommateurs que les commerçants...
Pourtant, le développement de l'e-commerce serait une source de croissance considérable pour la quasi-totalité des pays d'une région à la population jeune et toujours plus connectée, et qui verra sa population passer de 1 à 2,5 milliards d'habitants en 2050. Sans changement majeur à l'échelle continentale, l'Afrique subsaharienne prend le risque d'observer l'émergence d'une jungle digitale au milieu d'un désert économique.
Le sujet a été au centre des débats du TechXAfrica, conférence réunissant les leaders mondiaux des TIC (technologies de l'information et de la communication), réunis fin septembre à Johannesbourg, pour traiter des solutions commerciales et informatiques innovantes propres aux enjeux du continent africain.
Sofiane Asfiri est ingénieur diplômé des Arts et Métiers et consultant chez Tallis Consulting, au sein du pôle digital&performance. Il est expert sur les sujets digitaux liés à la cybersécurité dans le domaine bancaire et aux projets de transformation industriels.