Fast fashion : pourquoi la France reporte la loi tant attendue ?
Publié par Elsa Guerin le - mis à jour à
Adoptée à l'unanimité par l'Assemblée nationale en mars 2024, la loi anti-fast fashion devait être examinée au Sénat le 26 mars prochain. Pourtant, à la surprise générale, son passage a été reporté sine die, sans qu'aucune nouvelle date ne soit avancée.
Une décision qui provoque la colère des acteurs du commerce de mode, alors que les plateformes chinoises Shein et Temu poursuivent leur croissance fulgurante. Loin d'être anodin, ce report interroge sur la volonté réelle du gouvernement de réguler un secteur en pleine expansion, au coeur des préoccupations économiques et environnementales. D'un côté, l'Union Européenne se mobilise en lançant des enquêtes contre Shein pour non-respect du droit européen sur la protection des consommateurs et travaille à supprimer l'exonération douanière des colis de moins de 150 euros. De l'autre, la France semble reculer dans sa lutte contre l'empire de la fast fashion.
Une problématique de concurrence déloyale
Face aux chiffres records des plateformes chinoises en 2024 (+58 % des ventes pour SHEIN, +178 % pour TEMU), les critiques de concurrence déloyale se renforcent. La Commission européenne envisage de créer une taxe pour couvrir les frais de traitement des millions de colis inondant l'Europe. Les douanes européennes, déjà submergées, doivent gérer 12 millions de paquets quotidiens, dont 91 % proviennent de Chine via Shein et Temu.
Le 27 janvier dernier, Christophe Castaner, ex-ministre devenu directeur RSE de Shein France, s'est fermement opposé à cette taxe, déclarant : "On est en train d'inventer une TVA sur les produits des plus pauvres. Moi, je trouve ça assez dégueulasse. C'est vraiment un réflexe de fainéant de considérer que, quand il y a un problème, il faut faire une taxe."
Une déclaration qui n'a pas manqué de faire réagir Yann Rivoallan, président de la FFPAF (Fédération Française du Prêt-à-Porter Féminin) : "J'invite Monsieur Castaner à nous rencontrer. Je ne peux pas croire qu'il pense réellement que Shein permet aux classes populaires de consommer ou de s'habiller à moindre frais. C'est une idée populiste. Shein crée un phénomène de surconsommation et génère des besoins artificiels à coups de promotions flash. C'est un système qui appauvrit, et non l'inverse."
Depuis 2023, la Fédération de l'e-commerce et de la vente à distance (Fevad) tente d'alerter le gouvernement sur cette concurrence jugée déloyale. Marc Lolivier, son directeur, plaide pour une reconnaissance officielle du déséquilibre engendré par ces plateformes chinoises. De son côté, Bernard Cherqui, président de l'Alliance du Commerce, a rappelé en début d'année : "Il est urgent de rétablir une concurrence loyale avec les plateformes chinoises. Nous ne demandons pas leur suppression, mais une législation rapide de la part des pouvoirs publics."
L'Union Européenne réagit
Le 5 février dernier, la Commission européenne a annoncé une série de mesures pour lutter contre les produits jugés dangereux et a ouvert une enquête ciblant Shein. L'objectif ? Examiner si la plateforme chinoise respecte bien les obligations européennes en matière de protection des consommateurs.
Robert Gentz, co-CEO de Zalando, a salué cette initiative : "Nous nous réjouissons que la Commission européenne mette en lumière l'origine des produits dangereux qui inondent l'Europe et envisage des solutions pragmatiques."
Lors de la présentation des chiffres de l'e-commerce 2024 par la Fevad (La Fédération de l'e-commerce et de la vente à distance), le 13 février dernier, la ministre déléguée chargée du Commerce, de l'Artisanat, des Petites et Moyennes entreprises et de l'Économie sociale et solidaire de la France, Véronique Louwagie a confirmé le soutien du gouvernement français pour accélérer en matière d'union douanière européenne, notamment afin de supprimer l'exonération des colis de moins de 150 euros dès 2026, et non en 2028.
Pourquoi maintenant ?
Les signaux semblaient donc favorables à la mise en vigueur de cette loi, qui, rappelons-le, avait été votée à l'unanimité en mars 2024. Reportée suite aux remaniements gouvernementaux, elle devait enfin voir le jour. Le texte prévoit notamment : un système de bonus / malus sur les contributions financières des marques en fonction de leur éco-score, l'interdiction de la publicité pour la fast fashion, l'ajout de mentions légales et messages de sensibilisation sur les sites des marques à bas prix.
Une loi qui, selon Yann Rivoallan, pourrait freiner l'expansion des géants chinois qui "participent à la destruction des emplois et du savoir-faire textile, notamment dans les zones rurales".
Le report soudain du projet a immédiatement suscité de nombreuses réactions. Maud Sarda, cofondatrice de Label Emmaüs, a interpellé directement le Premier ministre François Bayrou sur LinkedIn : "Monsieur François Bayrou, pouvez-vous nous expliquer pourquoi votre gouvernement n'a pas mis à l'agenda du Sénat la loi anti-fast fashion le 26 mars, comme prévu ? [...] Monsieur Christophe Castaner et les lobbyistes de Shein ont-ils une telle influence ?"
Le président de la FFPAF (Fédération Française du Prêt-à-Porter Féminin) a également dénoncé cette décision : "Par cette annulation, le gouvernement choisit de prolonger le régime d'impunité de Shein et de son modèle économique basé sur l'abolition des droits sociaux et la destruction de l'environnement."
De son côté, Vestiaire Collective a appelé à une mobilisation massive. Fanny Moizant, cofondatrice de la plateforme, a directement interpellé Emmanuel Macron via LinkedIn : "Shein a recruté Christophe Castaner pour bloquer cette loi. [...] Pourquoi aujourd'hui ? Va-t-on laisser Shein et Temu impunis pour leurs crimes contre l'environnement et les droits sociaux ? Il faut faire pression sur le gouvernement pour qu'il remette ce projet à l'ordre du jour !"
Ce report est une déconvenue majeure pour les partisans d'une régulation de la fast fashion et une source d'incompréhension pour les acteurs de l'e-commerce. Plus qu'un simple retard législatif, cette décision souligne à quel point la montée en puissance des plateformes ultra-fast fashion ne se limite pas à une réussite commerciale, mais reflète un véritable choix de modèle économique et social.