"La France doit combler son retard sur la transition numérique", Gilles Babinet
Publié par Propos recueillis par Marie-Juliette Levin le | Mis à jour le
Quelle est la place du numérique dans nos sociétés? Quelles priorités pour la France au sein de l'Europe? Quel avenir pour les GAFAM? Autant de sujets d'actualité décryptés par Gilles Babinet, "digital champion" de la France auprès de la Commission européenne et coprésident du CNNum.
À vous lire, tout est numérique (la lutte contre le réchauffement climatique, la sécurité des états, la santé, la citoyenneté). Pensez-vous que cela pourrait améliorer le sens de l'humanité?
Oui, je le pense. Le numérique fait désormais partie du commun de l'humanité. Dans les pays développés, par exemple, c'est un facteur de décarbonisation. Cela impacte l'environnement, l'énergie... De même, selon certaines études, et cela concerne directement le commerce en ligne, il apparaît beaucoup moins énergivore que l'hypermarché vienne à nous plutôt que l'inverse. Et je pourrais continuer à citer des cas à l'infini... C'est le propre d'une révolution industrielle, c'est partout. Quand l'électricité est arrivée, elle a tout électrifié!
Quels sont les projets au sein de la Commission européenne?
Le projet de l'espace européen, c'est de faire un lieu d'inclusion sociale, de solidarité et de préserver un standard de valeurs très élevé. Nous devons utiliser les nouvelles technologies pour aider les gens à s'intégrer et il n'y a pas d'autre espace dans le monde -avec 500 millions de personnes- qui permette cela. La finalité, en tout cas, ce n'est pas le nombre de licornes comptabilisées en Europe. Mais, c'est vrai aussi que l'Europe est en retard sur la transition numérique. Sur trois critères significatifs comme le nombre de codeurs par million d'habitants, le niveau d'usage des technologies ou encore le nombre de licornes, l'Europe est derrière les États-Unis. Et sur deux d'entre eux, elle est derrière la Chine.
Quelle est la nature de vos travaux au sein de l'Institut Montaigne?
L'Institut s'intéresse à tous les sujets de société et à l'ensemble des politiques publiques. Depuis 10 ans, je suis le conseiller numérique sur tous les dossiers. Nous produisons une centaine de rapports par an. Je l'ai intégré car c'est pour moi le seul Think Tank d'inspiration libérale. Je pense que nous sommes dans un pays trop régulé. La France est une bureaucratie. Ce pays est le champion de la dépense publique dans le monde. Cela devrait nous interpeller. Mais je continue à me battre.
Vous militez pour un RGPD en tant que norme mondiale. Pourquoi?
Le RGPD est une loi extraterritoriale qui concerne les citoyens européens où qu'ils soient et on ne fait que copier ce que font les Américains depuis 30 ou 40 ans. Cette loi a beaucoup de défauts, notamment le manque de pragmatisme. L'application du RGPD est très bureaucratique pour les petites entreprises. Le processus d'acquittement devrait varier en fonction de la taille des entreprises.
Vous avez des propos très durs envers le rôle de la CNIL. Quelle devrait être sa mission selon vous?
Elle devrait exécuter le droit et cesser d'être militante. Ce n'est pas à cette commission de faire la loi. La CNIL est un problème pour le développement dynamique d'une administration moderne, dans l'État et dans les entreprises. Je ne suis pas un ennemi des libertés individuelles, mais plutôt un défenseur du bien commun et des libertés collectives. Je sais que mes propos sur ce sujet sont très critiqués...
Vous dénoncez le manque de culture des Français sur le numérique. Sont-ils les mauvais élèves de l'Europe?
Le numérique est une révolution très profonde qui va changer le monde de façon radicale et on peut décider d'en être les otages ou les pilotes. Plus de gens sont en charge, mieux c'est. La France vient de mettre 300 millions d'euros sur la table pour un numérique plus vertueux. Je pense qu'il y a une route vers une société inclusive avec la technologie qui comprend l'accès, la formation et la construction d'écosystèmes numériques. Tout cela se déploie mais avec beaucoup de retard. La peur de la modernité en France empêche la compréhension des progrès technologiques. Il faut que le sujet soit aussi porté par l'éducation nationale et l'enseignement supérieur. La France n'est plus la "start-up nation" mais plutôt la "digitale inclusion nation".
Quel regard portez-vous sur la digitalisation des entreprises françaises (à l'échelle européenne)? Si on prend l'exemple de l'e-commerce, sont-elles suffisamment structurées?
La France est en retard en Europe, particulièrement concernant les petites entreprises. Elle est 12e sur les 27 pays concernant le niveau d'intégration du digital et à la 17e place concernant l'intégration de l'e-commerce. Que faut-il faire pour s'améliorer? Il faut déléguer ces sujets aux régions et créer un fonds de soutien. Il est important de travailler métier par métier en tenant compte des spécificités de chacun.
Que pensez-vous de l'offensive de l'Administration Biden contre les géants de la tech?
L'idée est de mettre en place une fiscalité globale dans le cadre de la lutte contre l'évasion fiscale de ces acteurs et une bonne pierre dans le jardin des GAFAM, le travail du Congrès américain sur le sujet est impressionnant. La conseillère économique du Président (Lina Khan, nommée commissaire de la FTC, l'autorité américaine de la concurrence, ndlr) pense qu'il faut démanteler les GAFAM au regard de l'état de dégradation de l'économie américaine du fait de leurs agissements. Et je ne l'exclus pas. Les Américains sont capables de le faire!
Quelles sont les actions à mener, selon vous, contre cette hégémonie?
Cela passe par le droit et la régulation. On peut faire émerger des acteurs européens, mais dans une situation économique d'une telle ampleur, il faut envisager autre chose. L'autre sujet dont s'est emparé le Congrès américain et qui concerne le commerce en ligne, c'est la séparation entre marketplaces et e-commerçants. Cela peut prendre la forme d'une séparation fonctionnelle ou juridique. C'est un des sujets d'antitrust dans le radar. Il y a une probabilité pour qu'il y ait un jour deux Amazon, cotés en Bourse, mais avec deux modèles séparés.
Quelles limites doit-on fixer au déploiement exponentiel d'Amazon?
C'est un développement qui correspond à ce que l'on appelle "l'effet de réseaux" qui est le propre de l'économie numérique. Amazon a passé 34 trimestres à perdre de l'argent, plus personne n'y croyait. Sauf que quand vous percez la ligne du profit, cela devient très vite profitable. Au vu des derniers résultats annoncés, la croissance d'Amazon s'accélère et les rendements sont croissants. Moi, je n'ai pas de problème avec cet acteur qui s'inscrit dans une nouvelle forme d'économie, très concentrée. Elle a des inconvénients bien sûr pour les petits distributeurs, mais le propre de l'économie numérique, ce sont les effets d'échelle. Le problème, c'est son hégémonie mais la régulation se fera d'une manière ou d'une autre, c'est l'intérêt de l'économie.
Une taxe internationale sur les géants du numérique, en discussion dans le cadre de l'OCDE... Où en est-on?
Les États-Unis se sont emparés du sujet. Ils ont décidé de la mettre en place et le leadership mondial de l'équipe Biden est incontestable. Ils ne vont pas mettre tout le monde d'accord mais pour les GAFAM, cela va être terrible.
Quels sont, selon vous, les prochains défis du secteur de la supply chain, du retail?
Il y a un gros enjeu de décarbonisation de la supply chain. L'option de faire venir les stocks chinois en Europe en bateau et non en avion va s'imposer de plus en plus. Par ailleurs, la robotisation est un autre sujet pour les chaînes de production. Les acteurs vont devoir modifier leurs organisations.
Quels sont, selon vous, les secteurs porteurs en termes d'innovation dans le digital?
Le machine learning et l'intelligence artificielle sont des gros secteurs dont la France ne s'est pas encore suffisamment emparée, à l'inverse de la Chine. C'est pourtant très simple à mettre en oeuvre et je m'étonne toujours qu'il y en ait si peu. Enfin, la cybersécurité et le No Code sont également des domaines d'avenir.
Son parcours
1992-2000 : Fondateur et CEO d'Absolut Group
2000-2006 : Fondateur et CEO de Musiwave
2006-2011 : Venture Partner - Ventech
2012 : Digital Champion pour la France à la Commission européenne
2018 : Vice-président de CNNum,puis coprésident en 2021