Les foncières naviguent en eaux troubles
Publié par Stéphanie Marius le - mis à jour à
Les bailleurs propriétaires de centres commerciaux, fortement touchés par les crises des enseignes et les fermetures imposées, tentent de tenir bon et de proposer un nouveau modèle architectural et serviciel, ainsi qu'une offre toujours plus attractive, afin de demeurer des "lieux de destination".
Alors que les 800 centres commerciaux adhérents au CNCC (Conseil national des centres commerciaux), regroupant 525 000 emplois, ont été de nouveau confrontés à la fermeture de leurs commerces jugés non-essentiels à la fin octobre, les foncières accumulent les difficultés. Le CNCC s'alarmait ainsi à la veille du reconfinement: "Après l'épisode des gilets jaunes dès novembre 2018, les mouvements sociaux dès décembre 2019 liés à la réforme des retraites et les grèves dans les transports en commun, l'arrêt brutal du fonctionnement des centres commerciaux à la veille des fêtes de fin d'année 2020 serait dramatique pour les 39000 commerces qui y sont actifs."
Durant la première période de confinement, "80% des centres commerciaux sont demeurés ouverts, en raison de la présence d'hypermarchés ou de pharmacies", précise Gontran Thüring, délégué général du CNCC. En moyenne, l'organisme a enregistré un redémarrage assez fort durant les mois de juillet et d'août (-10% par rapport à 2019 en termes de chiffre d'affaires et de fréquentation). Cependant, "novembre et décembre sont les deux mois qui comptent le plus pour les foncières et les enseignes", ajoute Gontran Thüring.
Des données de fréquentation très hétérogènes
Plus précisément, Ceetrus, foncière liée au groupe Auchan, retrouvait le sourire, au mois d'octobre, grâce à des "données de fréquentation en avance de cinq points par rapport à la concurrence, dues notamment à une faible implantation en région parisienne", selon Caroline Hélart, directrice du property management chez Ceetrus France. De la même façon, Carmila, propriétaire de 128 centres de petite ou moyenne taille en régions, avec un fort ancrage dans ses territoires d'implantation, a pu rouvrir le 11 mai et a enregistré une fréquentation en hausse de huit points par rapport à la moyenne communiquée par le CNCC. "Nous avons certainement bénéficié d'une prime au local de la part des clients", explique Morgan Lavielle, directeur communication de Carmila.
Du côté d'Unibail-Rodamco-Westfield, les centres sont titulaires du label "Safe and healthy places", décerné par le Bureau Veritas (lié, notamment, à un dispositif intensif de renouvellement d'air) et les clients sont revenus de manière inégale à partir de l'été. Le groupe enregistrait au mois de septembre 2020 un niveau de fréquentation équivalent à 80% de celui de septembre 2019. "En termes de chiffre d'affaires, la baisse était moins importante (jusqu'à -15%) car les visiteurs venaient pour consommer. Dans des centres tels Westfield Les 4 Temps, à La Défense, ou Westfield Forum des Halles, à Paris, l'impact du télétravail s'est fait sentir, en particulier auprès des actifs traversants", analyse pour sa part Anne-Sophie Sancerre, directrice générale retail France d'Unibail-Rodamco-Westfield.
Négociations et solidarité
Très vite après le début de la crise, les foncières ont entamé des négociations et ont mis en place des logiques de solidarité. Une charte de bonne conduite est signée au mois de juin par l'ensemble des fédérations de bailleurs, tandis que le CNCC somme ses adhérents d'annuler un trimestre de loyers pour les TPE, suite à la demande du ministre de l'Économie, Bruno Le Maire. "Nous avons lancé un fonds de solidarité interenseigne: les enseignes qui ont été moins touchées ont réservé une partie de la franchise de loyer octroyée par Ceetrus pour créer un fonds de solidarité à destination de nos plus petits commerçants, cela s'élève, à ce jour, à 1000 euros par enseigne", explique Caroline Hélart (Ceetrus). Une centaine de boutiques ont été aidées par ce biais. Le groupe Ceetrus a, pour sa part, accompagné des acteurs de la restauration de son centre de Noyelles-Godault dans l'utilisation de Google My Business ou Trip Advisor afin de renforcer leur présence en ligne.
Réorganiser les espaces et les services
À plus long terme, les bailleurs réfléchissent à une nouvelle organisation des espaces et à des services de plus en plus agiles. "La crise a accéléré le mouvement. Cette année, le CNCC a failli changer son nom car les termes "centre commercial" se réfèrent à 1969 et au format "boîte à chaussures", résume Gontran Thüring (CNCC). Ce n'est plus ce qui se fait aujourd'hui. Nous avons affaire à des objets urbains, multifonctionnels, durables et multicanaux. D'où l'impérieuse nécessité de rénover ce parc, sachant que la moyenne d'âge des centres commerciaux s'élève à 25 ans."
Parmi les exemples réussis figure le centre Mon Grand Plaisir, ouvert en 2020 dans la ville de Plaisir (78) par la Compagnie de Phalsbourg, suite à la reconversion du Centre des Sablons. L'ancien centre est démoli, le terrain dépollué, une partie découverte jouxte un espace végétalisé, sans artificialisation des sols, conformément à l'une des propositions de la Convention citoyenne pour le climat, laquelle réclame un objectif "ZAN": zéro artificialisation nette. "La crise semble accélérer la prise de conscience environnementale, renchérit Morgan Lavielle (Carmila). Dans nos projets de restructuration, nous veillons à créer des espaces plus lumineux, avec des verrières, des puits de lumière, de la végétation. Mais ce travail est plus long à mener sur un parc historique tel que le nôtre."
Concernant le renouvellement des services et de l'offre, les idées ne se limitent pas au click and collect et aux drives. Carmila travaille, par exemple, sur l'offre de santé via des cabinets dentaires ou médicaux. À Athis-Mons, en banlieue parisienne, un premier cabinet dentaire, Vertuo, va ouvrir ses portes. De même, le bailleur innove en accompagnant le développement de certaines enseignes d'un point de vue capitalistique, via la filiale Carmila Retail Development.
Ainsi, le groupe épaule l'enseigne de coiffure La Barbe à Papa depuis trois ans (environ 50 salons) et s'associe au cabinet Digital Native Group pour ouvrir son premier concept store, Marquette, exclusivement dédié aux digital native vertical brands. À Biarritz, Carmila ouvre un point de vente Patatam (pure player spécialisé dans la seconde main), dans son centre BAB2. "Nous menons également des projets en lien avec l'économie circulaire, indique Morgan Lavielle. Nous venons d'ouvrir une boutique avec Emmaüs, que nous avons coconstruite avec la communauté. Nous sommes de plus en plus dans un esprit de partenariat car le commerce doit se réinventer."
Du côté d'Unibail-Rodamco-Westfield (URW), les loisirs et la restauration demeurent de potentiels leviers de croissance en sortie de crise. Ainsi, dans le centre de la Part-Dieu, à Lyon, livré en novembre 2020 pour partie (le reste en 2021), ou la Gaîté Montparnasse, à Paris, prévu pour septembre 2021, la restauration demeure un enjeu central: "à Montparnasse, site très urbain dans un quartier jeune et dynamique, nous comptons installer un espace restauration de plus de 4000m2, le Food Society, précise Anne-Sophie Sancerre (URW). Nous avons imaginé un partenariat avec Moma Group, qui possède plusieurs restaurants à Paris. Nous allons créer un lieu assez extraordinaire, avec une vingtaine de kiosques différents, un très grand bar, des concerts, un lieu pour venir prendre des verres, déjeuner ou encore dîner."
De même, le bailleur croit à l'avenir de centres axés sur la culture et les loisirs: dans le centre de Carré Sénart, au sud-est de Paris, URW ouvre Hapik, un lieu d'escalade en famille, et présente une exposition en partenariat avec le musée du Louvre, comprenant des représentations de tableaux ou sculptures, des ateliers animés par des médiateurs. "Nous constatons toujours une forte demande du consommateur pour des lieux où passer un bon moment à plusieurs, malgré le contexte actuel", remarque Anne-Sophie Sancerre.
Durant la période de fermeture imposée, la Shopping Center Company (44 centres commerciaux en Europe) propose à ses visiteurs de faire leurs achats en visio, en ligne directe avec leurs commerçants. Le visiteur peut ainsi se connecter sur le site de son centre commercial et prendre un rendez-vous avec la ou les boutiques de son choix. Face à un contexte inédit, les bailleurs et enseignes veulent y croire: quelles qu'en soient les modalités, il est possible de conserver un lien avec leurs clients.